DOSSIER FALLAS

Je suis allé à Valencia en Espagne en 1989 et je suis tombé par hasard sur une fête grandiose qui m’est apparue comme étant la plus grosse manifestation sculpturale au monde, LAS FALLAS. Cette fête m’a touché au point que j’y suis retourné en 1996 et ce n’est pas, j’espère, la dernière fois que j’y aurai assisté. Elle est très connue et courue en Espagne et un peu dans le reste de l’Europe, mais ne l’est pratiquement pas en Amérique. C’est pour cette raison que j’ai pensé, en y retournant la deuxième fois, à me munir d’une caméra, d’un magnétophone et de prendre des notes pour me permettre d’en réaliser un document. J’ai choisi de présenter ce dossier sous la forme d’une petite pièce de théâtre. Cela m’a permis de parler de mes deux voyages et en quelque sorte de les entrecroiser pour n’en faire qu’un seul. Permis aussi d’y insérer les renseignements sur Las Fallas pris ici et là, grâce à des rencontres provoquées ou dues au hasard, et dans des fascicules, des journaux, des livres et dans différents sites internet traitant du sujet, tout en me permettant d’y ajouter mes émotions et mes impressions. Il comprend une entrevue avec l’artiste fallero Agustín Villanueva. Merci à Eva Quintas qui a grandement participé au travail de traduction des sources écrites en espagnol. Merci aussi à Brisca, Jesús, Juan, Brando Méndes, Dominique Chantereine. (Pour celles et ceux sont familiers avec la chronique de cette revue intitulée Alzheimer Social, vous retrouverez les deux personnages Djo et Gio, ces deux gosseux toujours prêts à lever le coude en s’échangeant leur façon particulière de voir la vie et l’art. Alors, joignez-vous à nos deux amis et bon voyage.) D—Gio? G—Quoi? D—J’ai les bleus. J’viens d’faire un coup d’argent, puis j’vais partir. G—Ah! Oui, pour où? D—L’Espagne. Ça fait tellement longtemps que j’veux aller là. G—Pourquoi l’Espagne? D—Disons que j’ai envie de voir des choses différentes. G—Dans ce cas-là, pourquoi pas plutôt un pays d’Asie ou d’Afrique? D—Pour l’instant, c’est l’Europe qui m’attire, mais en même temps, je cherche un dépaysement. L’Espagne, c’est différent des autres pays d’Europe. Je l’sais pas si c’est dû au tempérament espagnol comme tel ou à cause de la très longue occupation arabe. G—Ah! Oui? Combien de temps? D—Plus de sept siècles. De 756 à 1492. G—En tout cas, on le ressent beaucoup dans leur musique. D—Oui, et pas seulement dans la musique. Écoute, j’vais t’en dire une bonne: le sable de la Costa Blanca, en grande partie, ce sont les Arabes qui l’ont transporté-là en bateau. G—Mais, dis-moi, t’aimerais partir quand? D—Ce soir. G—T’es vraiment décidé? D—Oui. G—Bon, j’vais aller te r’conduire à Mirabel. Acte 2 EN AUTO VERS MIRABEL Dimanche soir, le 10 mars D—Gio, tu parles-tu l’espagnol? G—Disons que j’me débrouille. Toi? D—Presque pas. G—Comment tu vas faire? D—Bien, j’ai un dictionnaire et des mains. Puis j’vais surtout regarder. Sais-tu ce que j’aimerais voir? Une corrida. G—Moi, ce qui m’attirerait en Espagne, c’est le flamenco. D—Bien, viens avec moi, Gio. En plus, tu parles la langue. G—Ça m’tente. D—Pour vrai? G—Si señor. D—Embarque Gio, on va faire le plus beau des voyages. Et, en toute amitié, il lui donna une p’tite bine sur l’épaule. Acte 3 AÉROPORT Dimanche soir, le 10 mars G—Djo, où on va? D—Bien, en Espagne. G—Je l’sais bien, mais où? D—À Madrid. Viens, y faut qu’on te trouve un billet. Une heure plus tard, tous les détails techniques sont réglés et nos deux moineaux s’envolent. G—Ta valise est pesante. D—Ça fait longtemps que j’planifiais un voyage en Espagne, j’savais pas quand j’pourrais partir, mais j’ai ramassé plein de documentation, toutes sortes d’affaires, puis j’ai tout amené. Acte 4 EN AVION Nuit du 10 au 11 mars G—On est sur Ibéria, Djo. D—Oui, les Ibères. Je r’gardais l’autre jour dans un livre, puis on disait que c’était un peuple probablement originaire du Sahara. À la fin du néolithique, ils ont occupé la plus grande partie de ce que l’on appelle aujourd’hui l’Espagne et le Portugal. D’où le nom de péninsule ibérique. Au contact des Grecs et des Carthaginois, une brillante civilisation ibérique s’épanouit jusqu’à l'arrivée des Romains qui, de 218 av. J.C. aux deux premiers siècles de notre ère, ont participé grandement au développement du pays. G—Ça veut dire que quand les Arabes (les Maures) ont envahi l’Espagne, c’était pas la première fois qu’on faisait une montée venant du sud. D—Ç'a l’air que non. G—Djo, on va atterrir à Madrid, mais y a-tu des places que t’aimerais particulièrement voir en Espagne? D—Je l’sais pas, on peut r’garder ça un peu. J’ai une couple de petits guides avec moi. G—Sors ça qu’on s’enligne. Sais-tu ce qui m’tenterait, moi? D—Quoi? G—Bien, y m’semble qu’on pourrait aller dans une ville où y a une fête ou un festival ou quelque chose de vivant. L’Espagne, ça me fait penser à la fête. D—Bien d’accord, Gio. On est quelle date? G—Le 10 mars. D—Attends, on va voir ça. Non, y a rien en mi-mars, toutes les fêtes sont en avril, pour Pâques. Tiens donc, attends un peu, oui, à Valencia (Valence), à toutes les années, du 12 au 19 mars. G—C’est quoi la fête? D—Bien, y disent pas grand-chose. Le 19 mars, c’est la fête de saint Joseph, puis y disent que c’est une fête populaire. Ça s’appelle Las Fallas. G—Ça t’tente-tu? D—Bien sûr, ¿porque no? G—Mon tabarnouche, tu parles espagnol? D—Juste quelques mots. G—Dis-moi, Djo, tu penses pas que ça risque d’être plate, si c’est une fête religieuse? D—Gio, ça a probablement rien à voir avec la religion. J’te gage que c’est une fête où les adolescents s’enlignent pour perdre leur Josephté ou une fête de menuisiers, je l’sais-tu moi? Mais chose certaine, vu qu’on est en Espagne, c’est sûr que ça devrait être surprenant. G—D’accord. Ça fait qu’on passe la nuit à Madrid, pis demain, on saute dans l’train ou l’autobus pour Valencia. D—Parfait. Señoras y señores, sobrevolamos actualmente el Aeropuerto Internacional de Madrid. Hagan el favor de abrocharse el cinturón... G—Bon bien, on est à Madrid Djo, qu’est-ce qu’on fait? D—Premièrement, on s’trouve une chambre d’hôtel; ensuite je regarde dans ma documentation si j’ai quelque chose sur Valencia. On prend tout ça, on va dans un p’tit bar, pis on parle tranquillement en buvant du Rioja. Ça t’va? G—Ça s’rait difficile de pas être d’accord. Au bar. G—Vino tinto por favor, señor. G—Puis Djo, as-tu d’quoi sur Valencia? D—Je r’garde la carte de l’Espagne, puis j’vois que c’est sur le bord d’la mer Méditerranée. G—En Catalogne? D—Ça pas l’air trop loin de là, pourquoi? G—Bien, en Catalogne, ils parlent le catalan. Puis moi, j’sais pas un mot de catalan. D—Attends, on va r’garder dans ce p’tit livre-là: «Il existe quatre langues officielles en Espagne: le castillan (espagnol), le catalan, le basque et le gallois.» G—R’garde ce qu’ils disent sur les Catalans. D—Y disent qu’y sont six millions. G—Ça t’fait pas penser à d’quoi? D—Attends, y disent aussi qu’il y en a plusieurs qui veulent se séparer pour faire un pays. G—On va peut-être trouver des affinités. D—Sûrement, quoique le degré de répression est pas comparable. G—Valencia, c’est en Catalogne? D—Minute! L’Espagne est formée de 17 communautés indépendantes, dont la Catalogne et la communauté de Valence. Non, c’est deux communautés différentes. G—On parle-tu l’espagnol là-bas? D—Le valenciano. G—Le valenciano, c’est un peu comme l’espagnol? D—Presque du catalan. D’ailleurs plusieurs Valenciens disent que le catalan vient du valenciano et évidemment les Catalans soutiennent le contraire. G—Crois-tu qu’on va pouvoir trouver un dictionnaire français-valenciano? D—Du moins un dictionnaire français-catalan. G—Mais le catalan, ça ressemble-tu un peu à l’espagnol? D—Y disent ici que c’est une langue en tant que telle, c’est pas un dialecte. Ça r’semble un p’tit peu au français, un p’tit peu à l’espagnol, mais c’t’une langue distincte. G—Bon, y nous reste à trouver un dictionnaire. D—On verra en temps et lieu en arrivant à Valencia. En attendant, profitons du Rioja. G—T’as raison. Quelques verres plus tard. D—Les couleurs de l’Espagne, c’est vraiment le jaune, le rouge puis le noir. G—Le jaune et le rouge sont sur le drapeau, mais le noir est partout, t’as raison. D—Le jaune pour l’arène, le noir pour le taureau, le rouge pour le sang. Gio, si j’trouve des passes pour une corrida, tu viens-tu? G—Je l’sais pas trop. D—Enfin, on parlera de ça demain. En attendant, on prend un coup. G—Si señor. D—Regarde au mur, Gio, y a une petite affiche qui dit: «Prohibido de cantar». G—Bien oui, «Interdit de chanter». Ç'a l’air à faire longtemps qu’elle est là. D—Pour moi, ça date de l’époque de Franco. Faut pas oublier que sous son règne, toute manifestation autonomiste était interdite, souvent sous peine de mort. G—Oui mais chanter, est-ce que c’est une manifestation autonomiste? D—Y a des chansons qui en disent long, puis ça dépend aussi en quelle langue tu chantes. G—Mais ça fait plus que 20 ans que Franco est plus là. Ils auraient pu enlever l’affiche? D—Demande donc au serveur pourquoi elle est encore là. Il lui demande. D—Alors? G—Il dit qu’en Espagne, tout le monde tape des rythmes avec les mains et chante pour un oui ou pour un non. Le propriétaire souhaite un bar plus tranquille. Mais il dit que ça n'a jamais marché. D—Bon bien, on est en Espagne, Gio, et on se laisse imbiber par elle. Nos deux jeunes touristes s’imbibent effectivement et vont finalement se coucher heureux. G—Djo! Réveille-toi. D—Quoi? On est où? G—On est en Espagne, puis on s’en va à Valencia. D—D’accord. Appelle voir si c’est plus vite ou moins cher en autobus qu’en train. G—Parfait. Buenos dias. ¿Por favor, quanto questa para ir a Valencia? D—Alors? G—Bien, ça s’rait moins cher en autobus. D—Oui, mais c’est pas mal moins confortable. G—Pas sûr. Y m’ont expliqué que les autobus de longue distance en Espagne sont à deux étages. Les passagers sont en haut et ils visionnent des films. En bas, c’est la cuisine et on appelle chaque section une par une pour les repas. On fait-tu ça? D—Si señor. Ils se rendent à l’autobus. D—Pas pire Djo, on a pour combien d’heures de Madrid à Valencia? G—Quatre cinq heures je crois. En tout cas, c’est environ 400 klm. Ils s’installent et bientôt le film commence. G—Djo! C’est parfait, c’est un film sur l’histoire de Valencia. D—Mais j’comprends rien, tu vas-tu m’traduire? G—O.K. O.K. D—Qu’est-ce qu’y disent? G—Y disent que c’est la métropole du Levant espagnol. Y disent aussi qu’au point de vue population, c’est la troisième ville d’Espagne, que la population est d’à peu près 750 000 habitants, pis que c’est la capitale de la région de Valencia, sur le bord de la Méditerranée, qui regroupe les provinces d’Alicante, de Castellón de la Plana et de Valencia. La région au complet compte environ quatre millions d’habitants. Y cultivent les oranges et le riz. D—Le riz? T’es sûr que t’as bien entendu? G—Oui, c’est une plaine très fertile: la Huerta. Les Romains y ont installé un système d’irrigation qui a été perfectionné ensuite par les Arabes, ce qui donne à cette communauté du riz, des citrons, des amandes, des vignes et les meil-leures oranges d’Espagne. On dit qu’il y a tellement d’orangers que quand ils sont en fleur, toute la région en est embaumée. L’histoire maintenant: Valencia, peuplée à l’origine par les Ibéro-Celtes (ou Celtibères, car les Celtes arrivent en Espagne au VIIe et VIe siècle av. J.C. et se fondent aux Ibères), devient une colonie grecque environ 600 ans av. J.C. Les Carthaginois s’en sont emparés plus tard au IIe siècle av. J.C., puis les Romains au début du premier millénaire, et ensuite les Wisigoths en 413. Les Arabes, qui ont pris la ville à leur tour en 714, en ont fait la capitale d’un royaume arabe en 1021, puis d'un émirat indépendant en 1022. D—Y en a qui ont d’l’histoire. G—Oui, comparé à nous autres. D—Laisse-moi te dire que si on a une très courte histoire, c’est nous autres qui veut ça. G—Comment ça? D—Bien, nous, on commence notre histoire à partir du moment où on est arrivés en Amérique. Ça n’a pas de sens. Selon moi, on peut regarder l’histoire de deux façons. Soit en suivant le lien du sang, de la descendance, et là, on peut dire qu’on a une très longue histoire; c’est pas parce qu’on arrive dans un nouveau pays que ça veut dire qu’on existait pas avant. Ou soit qu’on parle du pays, de la terre sur laquelle on vit, et là, y a aussi une longue histoire qui nous précède; c’est pas parce que tu débarques dans un pays que celui-ci n’existait pas avant, surtout quand tu débarques puis qu’il y a déjà plein d’monde. Par exemple, l’histoire du Mexique commence bien avant l’arrivée des Espagnols. Je trouve que c’est parce qu’on veut pas avoir d’histoire qu’on en a pas. G—Ça donne à réfléchir Djo, mais si on veut pas trop manquer du film, on r’prendra ça une autre fois. D—D’accord. G—Bon, alors, on est en occupation arabe depuis un p’tit bout d’temps puis arrive El Cid en 1094. Le célèbre Cid Campeador prend la ville de Valencia aux Arabes et y meurt. La ville retombe sous la domination arabe. Mais au XIIIe siècle, Jacques 1er d’Aragon (Jacques le conquérant) commence la reconquête de l’Espagne. Il prend le royaume de Valence et de Murcie, les unit au royaume d’Aragon et de la Catalogne et ça devient une grande puissance. Il y annexe les Baléares, la Corse, la Sicile, la Sardaigne. Deux cents ans plus tard, Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille se marient et par le fait même réunifient les deux parties de l’Espagne (le royaume d’Aragon: l’est, avec le royaume de Castille: le centre et l’ouest). Ils en finissent aussi avec la reconquête; c’est la fin du règne des Maures en 1492, en même temps que le début de l’Inquisition (trois siècles de persécutions religieuses surtout dirigées contre les Juifs) et le commencement de la conquête des Amériques. G—Djo, tu m’écoutes-tu? Tu dors-tu? D—Excuse-moi Gio, j’dormais pas, mais on vient d’traverser un p’tit village où les maisons sont creusées directement dans le flanc d’la montagne. On dirait que c’est creusé dans l’sable. Le jaune, l’ocre est tellement présent. Y a quelque chose de tellement aride ici. G—T’as raison. Mais regarde! Des oliviers. D—Oui, ça arrête pas les oliveraies depuis qu’on est parti. Y en a autant que chez nous des champs de blé d’Inde. Le film n’est pas fini, mais sans doute à cause du décalage horaire, ils s’endorment vite tous les deux. D—Gio! On arrive à Valencia. Ça va faire du bien de s’dégourdir. G—Ils nous ont pas réveillés pour descendre manger. D—Tant mieux, j’étais plus fatigué que j’avais faim. Ils descendent de l’autobus. G—On marche-tu un peu, Djo? D—Oui. Tiens, y a un magasin de gosseries ici, on achète un dictionnaire français-valenciano. Ils entrent, cherchent et demandent. G—Djo. J’ai d’mandé, ils ont juste un dictionnaire espagnol-catalan. Français-valenciano, à ce qu’ils m’ont dit, ça existe pas, pis français-catalan, ils en ont pas. D—Bien, prends au moins le dictionnaire catalan-espagnol, c’est mieux que rien. Oublie pas de prendre aussi une carte de la ville. G—D’accord. Viens. Selon la carte, c’est par là, le centre-ville. Y faut traverser un des ponts. D—Y a un pont, mais la rivière m’a l’air à sec depuis pas mal de temps. Le lit est en gazon, y a même un terrain d’football. G—J’ai lu que, vu que les crues étaient très dérangeantes et dangereuses en hiver, ils ont décidé de détourner la rivière puis d’la faire passer à l’extérieur de la ville. D—T’as-tu vu les deux grosses tours? G—Les Torres de Serrano. Ça m’a tout l’air d’être la principale porte de la ville. D—Comme monument gothique, c’est impressionnant. On rentre par là? G—¡Porque no! Para la puerta delantera. D—Pis en catalan? G—Attends un peu, mon Djo. Je r’garde dans le dictionnaire. Bon, puerta: porta; delante: davant. Djo, c’est pas mal comme du français: Porta davant. D—Si, comment qu’on dit ça en catalan? G—Si. D—Pis no? G—No. D—Bon bien, on avance. Pis hôtel, comment y disent ça? G—Hôtel. D—On s’enligne-tu vers ça? G—Attends un peu, que j’te réponde en catalan: cert. D—Je r’garde dans le p’tit guide puis ils parlent d’un hôtel qu’y a l’air pas pire et pas cher. G—Ah! Oui. Lequel? D—L’hôtel El Cid. C’est dans le centre-ville. G—Encore lui. C’est-tu le même Cid que le Cid de Corneille? G—En plein ça. El Cid, célèbre chevalier espagnol, mi-historique, mi-légendaire, qui régna sur la ville et la province de Valence, mais cinq ans seulement, jusqu’à sa mort en 1099. D—Célèbre chevalier espagnol légendaire... ça me fait penser à Don Quichotte. G—Aucun rapport, mais j’peux te dire pour ta culture personnelle que Le Cid de Corneille et Don Quichotte de la Manche de Cervantes ont été écrits à la même époque, au début du XVIIe. D—Dans l’temps d’El Greco et de Velasquez. G—En plein ça. D—Alors, hôtel El Cid? G—Cert. Y faut passer à travers le quartier del Carmen. D—Toutes des petites rues complètement désertes. G—On dirait qu’y a personne qui habite ici. Il est quand même juste neuf heures du soir. Peut-être qu’ils font comme les habitants de la ville de Québec: ils vont tous ailleurs durant le temps du carnaval. D—Faudrait faire d’la lumière là-d’sus. G—Dans les deux sens du mot! Quoique que ça dégage une atmosphère mystérieuse exceptionnelle. D—L’hôtel est sur la rue Cerrajeros. G—La rue des serruriers. C’est bien beau, mais t’as vu? Tous les noms d’rue sont barrés en noir, on peut pas les lire. G—Oui, ils en parlent dans le guide. Des Valenciens, en contestation avec le gouvernement central de l’Espagne à Madrid qui prône la langue espagnole: le castillan, barrent systématiquement toutes les inscriptions espagnoles de la ville et, entre autres, les noms des rue1. D—Comment on va faire? G—Ça sera pas facile, mais ça se comprend quand même. Savais-tu que pendant le règne de Franco, de 1939 à 1967, les langues autres que le castillan étaient interdites en Espagne? Imagine, quasiment 30 ans avec l’interdiction de parler ta langue. D—Ç’a dû être extrêmement difficile. Mais ça règle pas notre problème. G—Bof! On doit approcher du centre. Je l’sais pas si t’as remarqué, mais y a de plus en plus de monde. D—Il est temps qu’on arrive, parce que la valise, on a beau se la passer, j’ai l’impression d’traîner la bibliothèque Mont-Royal au complet. G—Tiens! On arrive justement. El Cid! Sors tes dictionnaires. D—Hooou! Là là! Ça va pas être facile. J’vais t’y baragouiner ça à peu près. Avoir en espagnol, c’est tener. Tener en catalan, c’est tenir. Chambre, c’est habitación. Habitación, c’est habitació. Nuit: noche. Noche: nit. Ils sonnent à la porte de l’hôtel. D—¡Hola! Tenir habitació por nit. X—Si, cavaller. G—C’t’au boutte, porque somos molt cansados. Ils règlent tout et vont dans la chambre. D—Ahhhh! Comme dirait une de mes grandes amies: «La personne qui a inventé le lit...» Comment on dit ça, lit? G—Cama. D—Non, en catalan. G—Llit, avec deux l au début. D—Parfait, j’vais rêver d’un llit avec deux l. Tu penses-tu qu’y prononcent le t à fin comme beaucoup de Québécois le font? G—Probablement, en tout cas, pour nit, ils le prononcent, je l’ai entendu tout à l’heure. D—Bon bien, attends un peu. Bona nit dins ton llit. Ça r’semble pas mal. D’après moi, ils doivent comprendre le français. G—Mais dis-moi Djo, t’aurais pas un p’tit livre sur l’histoire de l’Espagne? J’aimerais connaître la suite. D—Oui, j’vais t’résumer ça. En 1492, l’Espagne s’enligne pour devenir la plus grande puissance du monde. J’te passe l’histoire des rois, des reines, des associations par mariage et l’histoire détaillée des conquêtes, mais l’Espagne se retrouve avec des possessions partout en Europe et en Amérique avec Christophe Colomb, puis Cortés et j’en passe. Jusqu’à l’océan Pacifique qu’on déclara appartenir aux Espagnols. On peut dire qu’en un siècle et demi, l’Espagne conquiert à peu près tout et le reperdra dans un temps égal. De sorte qu’elle se retrouve au début XIXe ayant perdu toutes ses conquêtes sauf Cuba, Porto Rico et les Philippines. L’Espagne n’est même plus possesseur de son propre pays, puisque Napoléon le donne à son frère Joseph en 1808. G—Je l’sais, celui qu’on a surnommé «Pepe botella». D—En plein ça. Et là-dessus, ils s’endorment tous les deux comme des bûches malgré un bruit de fond venant de l’extérieur. G—Djo! Réveille-toi, t’entends-tu? D—Bien, oui, comme des pétards, j’ai entendu ça quelques fois cette nuit. On va-tu voir? G—Vamonos. D—Ça m’fait penser, Gio. En sortant, demande donc à notre logeuse si c’est correct de parler espagnol à Valencia. G—D’accord. G—Señora, ¿podemos hablar castellano, aqui en Valencia? D—Puis, qu’est-ce qu’elle a répondu? G—Bien, premièrement, elle dit qu’elle s’appelle pas Madame, mais Maria, et deuxièmement qu’il n’y a aucun problème à parler l’espagnol; les Valenciens parlent tous espagnol. Mais en plus, chaque année pendant la semaine que dure la fête des Fallas, environ deux millions de touristes arrivent à Valencia et ils viennent presque tous de d’autres régions d’Espagne. D—Voyons donc Gio, une ville de 750 000 habitants qui reçoit deux millions de visiteurs! T’es-tu sûr que t’as bien compris? G—Certain, j’lui ai fait répéter. D—Elle a dit autre chose? G—Oui, mais j’ai pas trop compris. Elle a dit de pas manquer, à deux heures cet après-midi, d’aller sur la place centrale, la plaza Ayuntamiento, pour la mascletà. La mascletà, j’ai aucune idée de ce que c’est. D—Bof! On ira voir à deux heures. En attendant, il est juste dix heures. On s’promène pis on trouvera un p’tit quelque chose à manger. G—R’garde donc ça là-bas, ça l’air drôle. D—Bien oui. Comme des immenses sacs transparents en plein milieu d’la rue. On va-tu voir? G—Des emballages de polythène! Regarde, on voit une grosse tête à l’intérieur, comme un tête de diable. Mais t’as-tu vu la grosseur? Elle doit bien faire 15 pieds de haut. D—Puis là, d’autres morceaux, des bras, des jambes. G—R’garde, un lion. Pis c’est plein de personnages grandeur nature. J’me d’mande ce qu’ils vont faire avec ça. Sans doute tout assembler, mais où ils vont mettre ça? Il y a pas d’place. Ils peuvent pas laisser ça dans rue. D—On r’viendra par ici voir ce qui s’passe. G—Viens, on prend la p’tite rue par là. D—D’accord. Les détonations qu’on entendait cette nuit puis ce matin, c’est des enfants qui font péter des pétards. Depuis tout à l’heure que j’en vois. G—Bien oui, on dirait qu’tous les enfants en ont. D—Y a encore des grosses formes là-bas. G—Bien oui, on va voir. D—C’est encore plus gros que tantôt. Y a une grosse tête de boeuf. G—Il y a toutes sortes d'autres pièces détachées. Y a comme des vagues, pis là r'garde, une grosse queue d'poisson. D—Au bout d'la rue là-bas, on dirait une autre. On y va? G—Cert, Gio. Mais en même temps, on cherche un p'tit bar où on peut prendre un verre puis grignoter. D—Moi aussi, j'ai faim et soif. G—Una drogueria non, una peluqueria non. Ah! voilà! Una cerveceria. D—On s'assoit vis-à-vis la fenêtre pour r'garder ce qui s'passe dehors. G—Una caña por favor. D—Dos. D—C'est quoi una caña, Gio? G—Une bière en fût. Hey, r’garde-moi ça, un gros camion qui vient d’arriver avec plein de morceaux de sculpture puis ils déchargent ça dans la rue. D—C’est spécial. À date, les trois qu’on a vues sont différentes, mais quand même dans le même style; on pourrait presque penser que c’est la même personne qui les a faites. G—Y a un côté très caricatural, puis les couleurs sont tellement vives, les rouges, les jaunes, le bleu, l’or. D—Très très frappant, en plus des dimensions. Qu’est-ce que tu penses qu’ils font avec ça? Y faut qu’ils installent ça dans rue, y a pas d’place ailleurs, c’est bien qu’trop gros. Puis, ça doit faire partie de la fête. G—Les chars pourront pu passer. Ils vont probablement fermer les rues. Nos deux amis se perdent en conjectures et les hypothèses se multiplient au rythme des cañas. D—Djo, mine de rien, le temps passe, il est une heure. On va-tu voir c’est quoi la mascletà à Maria? G—Y a pas mal de monde dans rue, puis ils ont tous l’air de s’en aller dans la même direction. Gages-tu qu’ils s’en vont tous là? D—Ça m’a bien d’l’air à ça. G—Y a d’plus en plus d’monde dans les rues, la plaza a besoin d’être grande. D—T’ention, une moto! G—Bien oui, y en a beaucoup qui s’faufilent partout, mais y pas d’autos. En tout cas, j’ai vu qu’à partir du 16, la circulation en auto est totalement interdite. D—De toute façon, ils arriveraient pas à passer avec tout l’monde. G—Hey Djo, on avance plus beaucoup, y a trop d’monde, on s’arrête? Y a des têtes à perte de vue, peu importe dans quelle direction on regarde. D—Parfait. On voit quand même la plaza d’ici. T’as quelle heure? G—Deux heures moins dix. D—J’ai hâte de voir c’est quoi. Ils attendent dix minutes pendant que l’excitation de la foule grimpe et grimpe, quand, à deux heures précises, une grande détonation se fait entendre, puis une autre et une autre. G—Calvaire Djo, t’as-tu entendu ça? C’est d’la dynamite, ma foi, y sont en train d’faire sauter une bâtisse. D—J’pense pas. J’ai déjà entendu parler de ça, c’est comme un feu d’artifice sonore. G—Ça pète, ça arrête pu, puis c’est tellement fort que ça résonne dans poitrine. C’est pire que quand j’étais allé voir Offenbach au Forum puis que j’étais placé à côté des haut-parleurs. Ça continue comme ça pendant dix minutes, les séquences sonores se rapprochent de plus en plus jusqu’à ce que le son ressemble à une mitraillette à bombes. La fumée se répand dans l’air, on ne voit plus rien de la plaza et le quartier au complet est dans un nuage. Puis, la finale, plus que deux coups séparés et distincts comme pour annoncer la fermeture des rideaux de scène, alors que les applaudissements et les cris fusent de partout. D—Ouuuf! C’est quelque chose. Waow! Époustouflant, j’ai jamais rien entendu d’pareil. Es-tu là, Gio? G—Je l’sais pu. C’est tellement poignant. Sais-tu quoi? J’ai entendu quelqu’un dire que c’était à tous les jours jusqu’au 19. D—Ça veut dire qu’on va être obligé de r’venir à tous les jours. G—L’intensité est tellement grande que même si au début, on pense pas être capable de l’prendre, à la fin on en voudrait encore. Tu peux être sûr que j’en manquerai aucune. D—Gio, le monde commence à s’éparpiller. On va-tu voir de plus près? G—Allons-y. La boucane aussi se dissipe. D—C’est spécial, un treillis de corde suspendu à huit, dix pieds du sol. G—C’est grand. J’dirais: 100 pieds par 100 pieds. D—Oui, puis r’garde tous les cylindres d’acier à terre, ça doit servir de canons. G—Y a un gars qui travaille là, on pourrait peut-être lui d’mander des informations. G—¿Perdone, señor, habla usted español? X—Si. G—Quisiéramos informatiónes relativo a la mascletà. X—Con gusto. G—Vas-y, Djo, dis-moi qu’est-ce que tu veux savoir, j’vais traduire. D—Bien, dis-lui nos noms, qu’on vient du Québec, puis d’mande lui son nom à lui. G—Y s’appelle José. D,G,J—Encantado. D—Bon bien, d’mande-lui, qu’est-ce que c’est au juste une mascletà? G—Y dit qu’à chaque jour, à deux heures, sur la place, ici, devant les notables valenciens, les meilleurs artificiers viennent à tour de rôle présenter un concert de pétards. Ils se servent de poudre en paquets, de canons de métal, de fusées détonantes, de chapelets de pétards et, avec un réseau complexe de mèches, ils donnent un concert qui doit suivre un rythme en crescendo. Si tout va bien, les quelques centaines de milliers de spectateurs applaudissent et crient, sinon c’est la huée ou l'indifférence. D—D’mande-lui d’où ça vient le mot mascletà. G—Y dit que ça vient du mot «mâle» en catalan qui se dit mascle, mais y en sait pas plus sur le sujet. D—Est-ce que ça a commencé aujourd’hui? G—Y dit que les mascletàs ont commencé le premier dimanche de mars, la date d’ouverture des fêtes. D—Ça doit en prendre drôlement, des pétards? G—Bien, pour la durée de la fête, pour te donner une idée, ça prend plusieurs milliers de kilomètres juste en mèches. D—J’vois qu’il est occupé pas mal, mais tandis qu’y est là, d’mande-lui donc au sujet des parties de sculptures un peu partout. Qu’est-ce qu’y arrive avec ça? G—Y dit qu’ils ont déjà commencé à en installer quelques-unes, qu’ils devraient finir de les monter pour le 15 ou 16, que c’est un gros travail parc’que ça prend des grues. La plus haute, c’est toujours celle de la Plaza Ayuntamiento, ici. Cette année, elle va mesurer 27 mètres de hauteur et la base va mesurer environ 20 mètres de diamètre. D—27 mètres de hauteur, mais ça fait 90 pieds ça, neuf étages de haut! Calvaire! D’mande-lui combien y en a de sculptures comme ça dans ville. G—Y dit 375, peut-être 400. D—400 sculptures de cette dimension-là dans ville ici? G—Bien, y dit qu’elles sont pas toutes aussi hautes, mais qu’elles sont en général entre 8 et 20 mètres de hauteur. D—400 sculptures de cette dimension-là dans la ville, c’est incroyable! G—Y dit que c’est sans compter celle que les enfants font, mais celles-là dépassent rarement quatre mètres de haut. D—Puis, y en a combien? G—Autant. Y vont les placer en avant des grosses dans l’courant d’la semaine, mercredi. D—800 sculptures Gio, 800 grosses sculptures par année, mais c’est certainement le plus gros festival de sculptures au monde! Comment ça s’fait qu’on n'en a jamais entendu parler? G—Y dit que dans les librairies puis dans certaines tabagies, on vend des revues qui expliquent pas mal toute la fête des Fallas. D—Une dernière question, les Fallas, c’est-tu le nom donné aux sculptures ou à la fête? G—Les deux. D—Muchas, muchas, muchas gracias, señor. Viens-t’en Gio, on a pas mal d’affaires à voir et à faire. Puis, y faudrait bien qu’on l’laisse travailler. J—¡Hasta luego! G,D—¡Hasta luego! D—Vu qu’on est ici sur la Plaza Ayuntamiento, on va-tu voir s’ils ont commencé à installer la falla? G—Ça m’a tout l’air, là-bas, à l’autre bout d’la plaza. Ils s’y rendent. G—Djo, ça va être gros. Si j’me fie au p’tit peu qu’ils ont commencé d’installer, ça va être gigantesque. D—Bin oui, on voit une tête de cheval à terre, on pourrait facilement entrer cinq six personnes dedans. Comme le cheval de Troie. G—Regarde, on voit comment c’est construit. À l’intérieur, y a toute une structure de bois, en madriers puis en 2" x 4"; le reste est vide. D—J’ai hâte de voir ça un peu plus avancé, puis d’voir comment ils vont monter une telle structure. G—On verra demain. Viens Gio, j’ai soif, et puis j’ai le goût que tu continues à me lire ton p’tit livre d’histoire de l’Espagne. D—D’accord. On était rendu à Napoléon puis «Pepe la bouteille». Alors là, l’Espagne se soulève et, avec l’aide de l’Angleterre, retrouve son pays. G—Goya a beaucoup illustré cette guerre d’Indépendance début 1800. D—Oui, la guerre se termine en 1814. Bon, fin XIXe, y a maintenant la guerre hispano-américaine et l’Espagne perd ses dernières possessions, Cuba, Porto Rico et les Philippines. Puis c’est en 1923 que commence la dictature. G—Franco? D—Non, Primo de Rivera. G—La dictature, les Espagnols n’ont pas dû aimer ça? D—Bien, les syndicats et les partis de gauche se réunissent et constituent le Frente Popular, et de 1936 à 1939, c’est la guerre civile. Franco instaure un gouvernement dictatorial et devient chef suprême de l’Espagne sous le nom de Caudillo jusqu’en 1975. G—Caudillo... je r’gardais dans un vieux livre, la Plaza Ayuntamiento s’appelait auparavant la Plaza Caudillo. D—Oui, dans d’autres livres, on l’appelle aussi la Plaza del Pais Valencià; ça dépend des époques. G—Alors, Franco a commencé à régner à partir du début de la guerre 39-45. Y devait être du bord des Allemands? D—Ils disent que sa sympathie pour les forces de l’Axe était évidente, mais qu’il a quand même gardé l’Espagne neutre. Djo et Gio se promènent et errent de bar en bar en élucubrant sur l’histoire. Ils rentrent très tard. Ça serait difficile de dire comment. On se demande s’ils dorment ou s’ils sont dans un état comateux, mais l’important, c’est qu’ils se reposent car ils ont une autre grosse journée demain. Mais avec tout le bruit dans la ville, ce n’est pas évident vu que cette semaine-là, les Valenciens ne dorment pas et que le bruit de la foule, des différentes musiques et des pétards n’arrête jamais. Souhaitons leur Bona nit, bo somni. Grâce à nos souhaits, ils se réveillent un peu poqués, mais souriants. D—Gio? G—¿Que? D—Penses-tu que c’est possible de toute voir les fallas? G—Pour nous autres? Impossible, on termine leur installation le 15, et la fête dure jusqu’au 19. Cinq jours pour 400 fallas, ça fait 80 fallas par jour; mettons à 20 heures par jour, ça voudrait dire une aux 15 minutes! Sans compter les p’tites! D—Après le 19, qu’est-ce que tu penses qu’ils font avec? Où penses-tu qu’ils les entreposent? G—No sé. D—On essaie de trouver une documentation quelconque sur les Fallas puis on l’amène pour la regarder pendant qu’on déjeûne. Ça t’va? G—Cert senyor. D—R’garde, y a une p’tite librairie au coin. On y va. G—¿Tiene usted documentación a propósito de Las fallas? D—Pis? G—Bien, y dit que la revue sur les Fallas de cette année va sortir juste demain, vu qu’y peuvent pas la sortir avant que les fallas soient montées, mais y a quand même une p’tite brochure sur le sujet qui contient une carte et qui indique l’emplacement de toutes les sculptures à travers la ville, avec un p’tit croquis de ce que représente chacune, en plus de l’horaire des acti-vités de la semaine. Ça s’appelle El Turista Fallero. D—C’t’au boutte, Gio. Viens, on va au p’tit café en face puis on r’garde ça. Ils s’y rendent. G—Café solo por favor. D—Yo tambien. G—Pas pire Djo, tu progresses. D—Ça fait que, sors ça, qu’on r’garde. G—Bon, le programme: Les fêtes commencent le premier dimanche de mars (cette année, c’était le 3) par la crida. C’est le maire de Valencia qui invite le monde à fêter. Il est accompagné par la Fallera mayor, la reine des Fallas; j’imagine que c’est comme notre reine du carnaval de Québec. Ils font ça en haut des Tours de Serrano. Tu sais, où on est passé en arrivant en ville. À partir de la première journée, à tous les jours, y a la mascletà, ça on l’sait. Après ça, le 6, y a l’exposition de ninots; je l’sais pas qu’est-ce que c’est, on pourrait s’informer là-d’sus. Le 7, 8, 9,10, c’est assez tranquille: quelques visites officielles, mascletà à deux heures. Le 11, il y a la cabalgata del ninot qui est un défilé déguisé, avec mascarades comico-satiriques. Le 12, 13 et 14, l’installation des fallas qui doit être terminée le 15 mars. J’ai bien l’impression que la vraie grosse fête va commencer demain, le 15. Du 15 au 19, y a plein d’événements. D—Mais aujourd’hui, y a pas un p’tit quelque chose de spécial, à part la mascletà? G—Attends, oui, y a la clôture de l’exposition de ninots à 18 h. D—Parfait, on ira voir. En attendant, on va-tu s’promener, Gio? J’ai fini mon deuxième expresso, pis j’tiens plus en place avec tout c’qui s’passe ici. Puis j’aimerais voir l’installation des fallas. Ils sortent et Gio continue d’avoir le nez dans sa petite revue. G—D’après ce que je lis ici, y a quelques fallas qui sont plus importantes que d'autres. À part celle de la Plaza Ayuntamiento, la première des premières, il y en a une dizaine qui font partie de la section spéciale. Elles sont plus élaborées, plus grosses et sont l'objet d’un concours. D—Y en a-tu dans l’coin? G—Oui, la plupart se situent près du centre. D—On va-tu en voir une? G—Pas trop loin d’ici à la Plaza de La Merced, y en a une qu’y a l’air intéressante: c’est un dragon d’après le dessin. Viens, c’est par là, il faut prendre la p’tite rue. D—Ah! oui. Là-bas! J’la vois. As-tu vu la grosseur? Les piétons vont à peine pouvoir circuler autour, les maisons sont tellement proches, même une moto pourrait pas passer. Y disent-tu quelque chose dans ton livre? G—Oui. C'est l'œuvre de l’artiste José Martínez Mollá, hauteur 20 mètres, 35 mètres de diamètre à la base et 50 ninots. Ninots encore, on saura bien c’que ça veut dire tout à l’heure. Puis, y a un p’tit texte explicatif de cette falla-là. D—C’est quoi le propos? G—Ça s’appelle Drogues, no (Non aux drogues). Attends, j’vais essayer de t’traduire ça comme il faut: «Le grand dragon représente l’horrible mal que causent les drogues. Il attaque férocement et dévore. Ce dragon ne représente pas seulement les drogues dites “dures” mais aussi la politique qui nous berne, l’argent, l’alcool, le tabac, le jeu et le sexe. La pornographie est partout dans les kiosques à journaux, les jeunes vont dans les discothèques plutôt que dans les églises. La meilleure drogue, ce sont les Fallas.» D—Caaalvairre! J’savais pas qu’les Bérets blancs faisaient d’la sculpture! Puis pas n’importe quelle sculpture. C’est pas impressionnant à peu près! Une griffe du dragon fait à peu près ma grandeur! G—Tu penses-tu qu’ils peuvent amener une grue jusqu’ici pour tout assembler? Surtout installer la tête. Peut-être par la cour en arrière? D—On devrait aller en voir une autre. J’aimerais savoir de quels thèmes traitent les autres. G—Djo? Je r’garde autour, le monde commence à bouger, on devrait s’enligner pour la mascletà. Ce qu’ils font. Et c’est avec une émotion au moins aussi grande qu’hier qu’ils passent leurs dix minutes adrénaliniennes quotidiennes. On les retrouve quelques minutes plus tard enfin remis de leur émoi. G—R’garde Djo, y a une grue là-bas sur la place. Ils sont en train d’installer la tête du cheval. On y va? D—Lis-moi donc ce qu’ils disent sur cette falla-là. G— «Artiste: José Pascual dit «Pepet». Ninots: 80. Hauteur: 27m. Base: 24m. Titre: De Valencia i dolces... «De Valence et de friandises... C’est un proverbe ou plutôt une vieille expression valencienne qui se réfère aux oranges et qui veut dire quelque chose comme "Et qu’est-ce que tu veux encore (de plus)?" «Un couple typique de petits Valenciens tente de maintenir dressées les branches d’un oranger. L’oranger est le produit horticole le plus représentatif de l’agriculture valencienne. Leur geste symbolise l’effort que doivent fournir les agriculteurs pour poursuivre leur travail mal payé. «Le tronc de l’oranger est envahi par des cohortes de Maures et de Chrétiens qui symbolisent les problèmes actuels des agriculteurs, incluant les maladies qui infectent les fruits. «Une procession religieuse fait pénitence vers le Calvaire de l’Union européenne où poussent toutes sortes de fruits et de légumes typiques de notre communauté: oranges, citrons, raisins, artichauts. «Le grand Maure, symbole de l'occupation arabe, passe en volant sur son tapis chargé d’oranges, à la grande stupéfaction des laboureurs qui en restent bouche-bée. «Un couple de vieux agriculteurs souffreteux est pratiquement en train de se faire manger et est condamné à mort par tous les fléaux qui de nos jours envahissent les champs. «Les politiciens, comme une bande de cueilleurs ambitieux, en profitent pour arracher les légumes des champs et remplir leurs paniers à en déborder.» G—Pas mal politique et très engagé. D—Djo, penses-tu qu’on exerce une censure au sujet des fallas? G—Y a un drôle de p’tit article dans la revue El Turista Fallero au sujet de la falla de Pepet. Écoute ça. Ça s’appelle «La falla que "Pepet" no plantó» (La falla que «Pepet» n’installa jamais). «Il fallut inviter notre artiste, ce José Pasqual dit "Pepet", pour le convaincre d’accepter d’introduire quelques changements significatifs dans son projet de maquette de la falla de l’hôtel de ville. Dans le projet initial, un couple de Valenciens tirait du canon sur les représentants des pays membres de la Communauté européenne. C’était la première fois depuis l’histoire des Fallas que le gouvernement municipal de la ville de Valence ordonnait à l’artiste fallero désigné par sa propre Corporation de varier certains éléments de sa maquette, qui pourtant avait gagné le premier prix lors du concours.» D—Comme ça, on procède par concours? G—Ç'a l’air à ça. L’histoire le dit pas, on s’informera. Je continue. «On voulait l’accord de l’artiste pour arriver à un entendement mutuel dans le respect de la liberté d’expression. Comme tout le monde le sait, Valencia était sur le point de recevoir le titre de Capitale européenne, et la critique grossière et agressive que Pepet portait contre l’Union européenne, surtout par les quelques allusions grivoises dans la scène des toilettes, n'était pas de mise. Le titre ne nous est pas revenu. On l’a donné à Santiago [ou Saint-Jacques de Compostelle, ville du nord-est de l’Espagne]. Mais le projet de Pepet fut considéré comme un obstacle à l’élection de Valencia, en nomination aussi comme capitale culturelle de l’an 2001. «Pepet croit qu’on ne peut plaire à tous. Cependant, il accepta d’effectuer les changements, non sans rappeler aux conseillers municipaux que les décisions de la politique européenne étaient en train d’affecter négativement la communauté valencienne. Elles se reflètent principalement sur la production de produits citriques et de pêches. Ce qui était précisément les critiques dont parlait la falla. «Ce n’était pas tout, même son langage était considéré de mauvais goût face à l’Europe. On lui demanda de changer son titre qui était «Els que ens foten» (Ceux qui nous fourrent). Pepet, qui voulait absolument planter sa falla, trouva rapidement une solution. Il l’appela De Valencia y dolces..., en référence avec la légende valencienne connue. Il élimina la critique dépréciative face à l’Union européenne et substitua au couple de jeunes qui était en train de malmener l’Europe deux innocents enfants qui retiennent la marée et le temps en attendant un moment plus propice pour développer notre agriculture. Par contre, si les Français n’arrêtent pas, chaque été, de brûler des camions chargés de fruits valenciens afin de protéger leurs propres récoltes; si 46% des Valenciens, d’après le référendum sur l'entrée dans l'Union européenne, croient que cette union est nuisible pour eux alors que 34% croient qu'elle est bénifique; si, intégrés à la Communauté européenne depuis 1986, nous avons vu tripler notre déficit politique et commercial et qu’il y a cinq cents milles chômeurs de plus; si notre incorporation au système de monnaie unique va nous coûter beaucoup beaucoup plus de milles et de millions de pesetas, ça signifie tout de même que la critique agressive de Pepet dans sa falla répondait à une réalité sociale. «La solution n’est pas dans le changement consenti pour une maquette censurée, mais dans la nécessité qu’aurait le grand artisan Pepet, ainsi que beaucoup d’artistes falleros, de concevoir leur projet de falla avec la collaboration de scénaristes experts qui puissent réaliser des satires beaucoup moins grossières et d’un humour beaucoup plus intelligent.» D—Aïaïaï! Gio! Tout un texte, puis mettons que le dernier paragraphe en dit assez long aussi. G—D’un côté, la ville veut pas déplaire; d’un autre côté, Pepet veut pas déplaire, mais tous les deux ont des choses à dire. J’pense que ça va commencer à devenir de plus en plus intéressant, Djo. D—Bien d’accord. G—Djo! R’garde, ça monte. Après avoir attaché la tête du cheval avec plusieurs sangles, la grue finalement élève la tête du cheval dans les airs et la monte jusqu’à ce qu’elle soit alignée avec son cou pour qu’on puisse faire le raccord. D—Y a deux gars dans tête. G—Ça prend ça pour pouvoir bien ajuster et fixer une fois en place. D—Y faut pas qu’ils aient le vertige, ils doivent être rendus à peu près à 60 pieds. G—Tiens, y a un gars qui fait signe de redescendre. D—Bin oui, ils redescendent. J’imagine que l’angle était pas bon. Y vont rajuster les sangles, puis recommencer. Viens, on va faire le tour. Plusieurs personnes sont affairées à différentes tâches, comme celle de faire des retouches de peinture, de préparer un genre de mastic pour colmater les brèches survenues au cours du transport. D’autres discutent, en regardant dans les airs, de la façon la plus efficace de procéder aux raccords. Une clôture de métal entoure toute la scène pour empêcher les badauds et curieux de s’approcher trop près et de nuire à leur travail. Cette clôture comme toutes les clôtures qui entourent les autres fallas sert de support à une publicité, quelques fois pour une marque de bière ou d’autres produits, mais le plus souvent pour annoncer le riz Arroz Fallera ou Arroz Dasca. G—Tu penses-tu que c’est lui, Pepet? D—C’est difficile à dire, ils ont tous le mot «Pepet» écrit dans l’dos. Mais Pepet pas Pepet, j’aimerais ça que tu lui poses une question. Ça m’chicotte depuis le début. Demande-lui en quoi c’est fait. G—Por favor señor, un momentito. ¿La esculptura, cuál es el material? G—Il dit que c’est en carton (en pâte de carton) et l’intérieur est en bois pour que ça puisse brûler au complet. D—Quoi? Y brûlent les sculptures? X—Si, señor. El dia de la cremá, fiesta de San-José. D—Calvaire Gio, j’pense qu’on n'arrivera jamais au bout d’nos surprises. Djo et Gio en restent abasourdis. G—R’garde, ils remontent la tête. C’t’un travail colossal, j’me d’mande comment y vont faire pour finir à temps. Probablement en travaillant jour et nuit. D—Tiens, ils la redescendent. Étant donné la grosseur des fallas, ils n’ont sûrement jamais dû les monter avant. Puis toute ça pour finir par les brûler. Ça donne à réfléchir. G—C’est drôle nous autres, on a rien de semblable. D—Bin, justement y a quelque chose qui me fait penser aux sculptures sur glace du carnaval de Québec. Le côté éphémére. Mettre du temps pour faire le palais de glace, les sculptures, quand on sait que ça va fondre. G—Quand même, on est loin de ce grandiose-ci et ça n’a rien de critique. D—C’est certain. Mais quand même y a quelque chose qui se rejoint. G—J’pense qu’il doit approcher l’heure d’aller voir l’exposition des ninots. D—T’imagines-tu, Gio, que dans l’moment, il y a entre 300 et 400 grues à travers la ville qui sont en train de monter des sculptures? G—Puis quasiment tout l’monde de la ville doit être mobilisé pour ça. D—Oui, j’ai hâte d’en savoir plus, d’avoir au moins un bon livre là-d’sus. J’vais t’dire, Gio, on devrait s’arranger pour rencontrer un des artistes qui a fait une falla. On invente n’importe quoi, qu’on travaille pour une revue d’art mettons. G—Oui, c’est bien beau, mais t’as vu, ils sont bien trop occupés. D—Bien, y vont slaquer, il faut qu’ils aient fini le 15. On s’trouve un artiste sympathique qui nous paraît avoir un discours élaboré et intéressant; on lui fixe un rendez-vous, mettons le 17 ou 18. Ça va lui laisser l’temps de souffler un peu. G—D’accord, on s’en occupe demain. Mais, on d’mande pas à celui qui a fait le dragon. D—Sûr que non. La sculpture est très belle, mais y a certainement des artistes qui ont des sujets moins moralisateurs. Alors nos deux cocos arrivent au Palais de la Lonja, Plaza del Mercado, où doit se dérouler la cérémonie de fermeture de l’exposition des ninots. Malheureusement pour eux, et c’est compréhensible vu le nombre de personnes attirées par cet événement, ils ne peuvent entrer voir l’exposition mais ils achètent un petit fascicule qui donne à peu près tous les renseignements sur le sujet. Gio traduit en gros ce que raconte le fascicule. G— «Le ninot rudimentaire des toutes premières Fallas était un personnage improvisé qu'on accrochait au bout d'un balai: un personnage grandeur nature, avec des pantalons remplis de paille et un veston usé auquel on attachait un masque en carton qui venait la plupart du temps du carnaval Carasettes qui a lieu un peu avant, en février. Plus tard, les ninots devinrent plus sophistiqués et l'on fabriqua des masques de carton spécialement pour l'occasion. On leur mettait des perruques également en carton et on confectionnait même leur linge avec du carton. Quoique l'on retrouve des traces des premières Fallas aux alentours des années 1500, la première apparition officielle d’un ninot dans une falla date du XVIIIe siècle alors qu’il n’y avait qu’un ninot par falla. Il était déposé sur un bûcher encadré par un décor théâtral et funéraire. En 1789, on sait qu’il y eut des personnages très précis et très bien faits. Plus tard, on ajouta aux fallas d’autres ninots et aujourd’hui, on peut quelquefois en compter jusqu’à une centaine par falla.» D—Waou! Tu te rends compte, Gio! En 1500, c’est quasiment pas croyable! Mais vas-y, continue. G— «À partir de 1934, on établit qu’un ninot par falla serait sauvé du feu. On organise donc, avant l’érection complète des fallas, une exposition de ces personnages et, par vote populaire, on détermine lequel sera sauvé des flammes. On nomme ce ninot sauvé "ninot indultat". Il est conservé dans le Museo Fallero dans le quartier Monteolivete. «Les ninots peuvent avoir l’un ou l’autre des aspect suivants: soit qu’ils sont une caricature critico-satirique, c’est le ninot grotesque, ou bien ils représentent un personnage de la vie de tous les jours, c’est le ninot réaliste. «À partir du XIXe siècle jusque vers les années 50, on perfectionne de plus en plus le côté réaliste des ninots, pour en arriver même à leur mettre de vrais vêtements, des perruques en vrais cheveux, et on moule les mains et la figure en cire. L’artiste Regino Màs, dans les années 30-40, sera le plus célébre et plus représentatif de ce style. On doit surtout le style caricatural des ninots à Juan Huertas et Modesto González qui vers les années 50 introduisirent le côté bande dessinée. On les imita et bientôt le ninot réaliste disparut pour ne laisser place qu’au ninot grotesque qui est fait entièrement en carton.» D—Tu me feras penser, Gio, j’ai un p’tit quelque chose sur Regino Màs dans un livre. On r’gardera ça à un moment donné. G—Bon, on va-tu prendre un verre, Djo? J—Cert. Y a un beau p’tit bar ici. Vamos. G—Ça peut pas être plus espagnol, t’as vu la tête de taureau, les affiches de toréadors, les motifs de tuiles, les meubles en bois foncé. J—On est loin du style espagnol en plywood brûlé des sets de chambre en vente sur la rue Papineau. G—Avec en prime la peinture de la danseuse espagnole sur velours noir. D—On est drôle chez nous, pas vrai Gio? J’dirais qu’on a un certain charme enfantin. G—Tu trouves ça drôle, toi? J’qualifierais plutôt ça de cheap. D—Mais non, sois pas si sérieux. G—Comment tu veux qu’on arrive à quelque chose si on est pas sérieux? D—Comment tu veux qu’on arrive à quelque chose si on s’aime pas tel qu’on est. G—Bon, tu bois quoi? D—Bin voyons, du rouge. G—Caballero! Por favor, vino tinto. D—Gio, j’ai lu un peu partout sur l’origine des Fallas. Ça t’tente-tu que j’te résume ça? G—Cert. D—Voilà: «Jadis, on allumait le feu de joie pendant les fêtes. Ce rite ancestral magique et religieux coïncidait habituellement avec les dates qui marquent les équinoxes et les solstices, les changements de saison. Il y avait les fêtes saturnales de l’Antiquité, le culte et les sacrifices aux dieux, spécialement celles des Grecs et des Romains en l’honneur d’Hefaïstos, Vulcain et Pluton, dieux du soleil et du feu. Il y avait aussi le feu purificateur des fêtes romaines qui coïncidaient avec les dates d’ensemencement et de récolte. «Depuis toujours, les peuples de toutes les civilisations ont célébré des fêtes purificatrices et exorcisantes pour chasser le malheur en mettant le feu à des représentations de démons et de malins. «En Europe mais aussi ailleurs, on a conservé l’ancienne habitude des fêtes annuelles qui consistait à allumer des feux, à brûler des pantins et des effigies. «Ces habitudes ont évolué plus ou moins au cours des siècles comme les feux de Zurich à l’arrivée du printemps, le brûlage des démons hindous à New Delhi, le guy-fox dans les Îles Britanniques, les tronos au Salvador, les feux en Allemagne et aussi un peu partout en Espagne, sur le littoral méditerranéen et notamment les foqueres en Catalogne. Que ce soit avec ou sans fantoche, depuis longtemps les fêtes du feu existent. Si c’est pour la Saint-Jean, pour la Saint-Joseph ou pour quelqu’autre motif religieux, ce n’est qu’une christianisation d’une coutume très ancienne.» D—Même chez nous, j’me rappelle qu’avant, à la Saint-Jean Baptiste, on parlait des feux d’la Saint-Jean. G—Maintenant, on appelle ça la Fête nationale, puis le feu est beaucoup moins présent. On a assez peur du feu. Tu mets le feu dans une poubelle puis y arrive cinq cents pompiers, parce qu’ils ont eu cinq cents plaintes. D—À Montréal peut-être, mais dans chaque p’tit village du Québec, y a un feu à la Saint-Jean. G—D’accord, continue. D— «Le mot falla vient d’un dialecte issu de la cohabitation des Arabes et des Valenciens au XIIIe siècle. Étymologiquement parlant, il vient du mot latin facula qui veut dire torche et par extension, feu, brasier. Depuis les chroniques de Jacques 1er (1207-1276), on a des renseignements au sujet des Fallas à Valencia.» G—L’Espagne était encore sous la domination arabe? D—En gros, oui, mais Valencia a été une des premières villes à être reconquise en 1238. Bon, j’continue. «À Valencia à l’époque médiévale, on allumait des alimaras, feux de joie pour fêter l’arrivée d’un roi ou la naissance d’un prince. Dans beaucoup de villages valenciens, on a l’habitude de faire des feux qu’on appelle foqueres et fogatas. Ce sont de grands feux pour fêter saint Antoine ou saint Jean pendant les solstices d’été et d’hiver. Avant le XVIe siècle, les fallas n’étaient que des tonneaux remplis de goudron et de bois qu’on plaçait en haut d’un mat avec un pantin (bulto). On aimait faire des feux, alors tous les prétextes étaient bons. On en faisait pour souligner des moments importants. Par exemple en 1528, à l’entrée de l’empereur Carlos 1er, on fit une image de dragon brûlant des pantins. On alluma un bûcher sur la place de la Seu à la veille de la Saint-Joseph pour souligner le tricentenaire de la conquête de Valencia en 1538, et en 1545, pour fêter la naissance de l’enfant de Carlos. On sait aussi qu’au XVIe siècle valencien, on allumait des feux de bois dans des récipients de fer qu’on appelait graelles. «Mais les feux qui prirent beaucoup d’importance sont ceux qu’on faisait à l’occasion du nettoyage des copeaux et des morceaux de bois inutiles que les menuisiers brûlaient à la veille de la fête de saint Joseph, leur saint patron depuis 1487. De là l’habitude de mettre le feu la veille de la Saint-Joseph. «La corporation des charpentiers était très importante à Valencia. Elle jouissait d’une splendide organisation et se trouvait dans le quartier del Carmen.» G—C’est le quartier qu’on a traversé en entrant par les Tours de Serranos. D—En plein ça. «Alors, à cette époque-là, les charpentiers travaillaient à l’entrée de leur atelier le jour pour profiter de la lumière du soleil. Le soir pendant l’hiver (du 29 septembre, jour de la Saint-Michel, au 18 mars, la veille de la Saint-Joseph), ils s’éclairaient avec des lampes à l’huile (cresols) suspendues à une armature de bois en forme de croix (estai ou parot). À la Saint-Joseph, on se débarrassait de cette armature de bois en la brûlant, vu qu’elle était devenue inutile. On raconte que les Fallas viendraient du fait qu’un soir, à la veille de la Saint-Joseph, un menuisier habilla cette croix avec un vieux veston et des pantalons. L’année d’après, on répéta la scène et ainsi de suite. G—Pas pire, Djo. Ça devient très intéressant. D—Écoute ça: «Plus tard, on raconte que dans le quartier del Carmen à Valencia, la veille de la Saint-Joseph, en confectionnant l’habituel pantin destiné aux flammes, un petit groupe décida de pousser l’idée jusqu’à reproduire la silhouette et la figure d’un des habitants du coin qui tout au long de l’année les avait embêtés. Cette idée dut plaire aux Valenciens, car par la suite, on imita le geste et dans différents quartiers, on brûla à chaque année l’effigie de la personne qui avait été la plus détestable, dérangeante ou avait causé des malheurs. On y mettait une règle cependant: étant donné qu’on faisait le procès de cette personne, qu’on la condamnait et qu’on brûlait son image en public, à partir du lendemain, on arrêtait de parler contre elle. L’idée de critique et de condamnation individuelle se développa au cours des ans pour se transformer petit à petit en une critique plus globale, une critique plus souvent sociale et quelquefois politique. «On remarquera que le lendemain de la cremá (jour où sont brûlées les fallas), il ne reste plus aucune trace de l’événement. On s’affaire toute la nuit avec des pelles mécaniques, des arroseuses, des camions, et on fait disparaître efficacement toutes les traces de l’événement.» D—Comme on fait à Montréal pour effacer une tempête de neige. G—Justement, si chez nous on faisait des fallas, on pourrait en faire une qui traiterait de l’enlèvement de la neige sous le règne de Géranium Premier. D—C’est pas mal quand même comme idée de descendre quelqu’un qui nous a fait chier toute l’année. Comme si on exorcisait. Je l’sais pas si c’est bien efficace, mais au moins, ça défoule, puis après tu peux passer à autre chose. G—Chu certain qu’il te vient pas mal de personnes en tête. D—Facile. Les dirigeants fédéraux, provinciaux, municipaux. Chrétien, Bouchard, Bourque pour commencer. G—Inimaginable comment notre peuple peut se laisser manipuler à ce point-là. À croire qu’on n’est pas sorti de l’époque féodale. D—D’accord avec toi, Gio. Mais pas seulement notre peuple, c’est un cas généralisé. Le monde entier n’est jamais sorti de l’époque féodale. Les peuples travaillent pour faire vivre grassement leurs dirigeants. G—La calma, Djo! J’vais continuer la lecture: «En principe, les fallas étaient faites par les gens même du quartier, et de façon improvisée. Il n’y avait pas de “spécialistes” en la matière. C’étaient des œuvres anonymes. Un des premiers noms d’artiste de falla date de la fin du XIXe siècle, Antonio Cortina. En 1903, une falla, œuvre de cinq artistes: Garcia Mas, Soler, Sanchis Arcis, Vives et Soriano Torrejón, a été la première à être modelée “artistiquement” en employant de la cire pour les mains et la figure du personnage au lieu du masque et des gants habituels. Cette falla fut installée Plaza de Toros et on devait payer pour la voir.» D—À l’intérieur d’une arène probablement. G—Sûrement Djo. Je continue. «Garcia Màs fut le plus reconnu de cette époque. Ensuite viendront Octavio Vincent, Villalba, Carmelo Roda, Vicente Benedito, Regino Màs, Modesto González, Juan Huertas, Vicente Luna, Debón, Fontelles, Julian Puche, Tortosa Biosca, Alfredo Ruiz (El Chispa), José Martinez Molla, Salvaro Gimeno et José Pascual (Pepet).» D—Tiens Pepet! Ça d’l’air de faire un bout d’temps qu’y roule, celui-là! G—C’est parti de petit, cette histoire-là, mais c’est rendu de plus en plus gros. Pour arriver à produire les fallas d’aujourd’hui, ça doit prendre des hangars d’avions comme ateliers? G—Y faudrait qu’on s’arrange pour les visiter. D—Demain, on s’informe là-d’sus. On s’trouve un artiste fallero, puis on le lâche pu. G—Viens, il est dix heures et demie, on est juste à temps pour souper. En Espagne, inutile de penser à souper dans un restaurant avant dix heures du soir. G—Djo, sais-tu ce qui m’tenterait? Ça serait de voir du flamenco. D—Bien, mon pauvre Giovanni, on est en Espagne ici, mais pas précisément en Andalousie. Le flamenco, c’est dans l’ouest, à Séville. Le flamenco à Valencia, c’est comme si tu voulais voir des cow-boys à Montréal. D’ailleurs, parlant d’Montréal, t’aurais plus de chance de voir du flamenco à Montréal que d’en voir ici à Valencia. G—Quand même, j’pensais que c’était partout en Espagne, comme les taureaux. D—Les combats de taureaux aussi viennent d’Andalousie, sauf qu’ils se sont répandus partout en Espagne. G—Faut croire que le flamenco, ça sera pour un autre voyage. J—Oui, mais parlant d’taureaux, une p’tite corrida peut-être? G—Lâche-moi avec ça, Djo. D—Bon bien, dis-moi donc d’abord c’que nous réserve la journée de demain. G—Le 15 au matin: plantà de todas las fallas infantils. L’après-midi, mascletà et plantà de todas las fallas, pis le soir, feux d’artifices. Grosse journée. Ils rentrent finalement à l’hôtel vers minuit, ce qui est pratiquement considéré comme l’après-midi pour un Valencien. G—Tu me disais, Djo, que t’avais quelque chose sur Regino Màs. Ça t’tente-tu d’lire ça avant qu’on dorme? D—D’accord. C’est dans le livre où ils appellent la Plaza Ayuntamiento la Plaza Caudillo, donc écrit avant 1975. Livre très poétique et enflammé. Tu vas voir, le texte sur Regino Màs est tellement pompeux que ça fait penser à certains textes que des artistes d’aujourd’hui écrivent ou font écrire sur eux-mêmes. «Regino Màs, artista fallero. «La décade des années 40 a marqué d’une trace profonde l’histoire des fêtes falleros. L’événement grandit jusqu’à ce que le nombre de fallas érigées chaque année atteignent la centaine. De même que grandissent jusqu’à des niveaux jamais soupçonnés l’écho de cette vocation touristique et plus spécialement les retombées pour les innombrables Valenciens dispersés à travers le monde. Ce qui n’était qu’une humble festivité populaire de quartier était devenue la fête majeure de Valencia. «Une fête qui commença à voir venir des personnalités et des foules et qui requérait de volumineux et croissants budgets. Comme contribution à tant de brillants succès, il faut mentionner la circonstance heureuse de la présence en ces années-là d’un artiste qui a culminé dans l’art fallero. Un artiste d’exception maintenant disparu: Regino Màs. «Il avait commencé ses activités avant la guerre de 36, et déjà alors il récolta beaucoup de succès et de prix. Néamoins, ce fut durant la décade des années 40 qu’il atteignit la plénitude. Regino Màs fignola alors le concept actuel de la falla. Allant au-delà, dépassant la contradiction interne dans laquelle le genre s’était débattu des années avant, c’est-à-dire entre art et ingéniosité, entre propreté et satire. Les fallas créées par Regino Màs ont réussi cette difficile synthèse. Elles associaient le soin de la forme, la dextérité modelée des personnages, le judicieux coloris de l’ensemble, une monumentalité audacieuse et équilibrée, une minutieuse élégance et une application dans les détails. Avec un instinct insurmontable, incroyable pour le choix des thèmes, une grâce débordante de leur traitement, une ingéniosité surprenante pour la caricature, un sens adroit et aigu du grotesque, ni timidement retenu, ni trop ouvertement vulgaire et un grand courage pour inculquer de l’actualité dans ses satires, jamais pusillanimes ni évasives. On proclama beaucoup les mérites de ce maître dans un art rare et non classifiable, qui convertit en cendres ses propres créations. «C’est à partir de ce moment que s’ébranle le concept actuel de la falla, auquel perfectionnement ont contribué une pléiade d’excellents artistes: Modesto González, Huerta, Luna, Debón, Fontelles, Puche, Tortosa Biosca, Raga et tant d’autres.» G—Ouf! Tout un texte! D—C’est quand même bizarre que la grande expansion des Fallas se soit faite pendant le règne de Franco: les fallas qui étaient par définition une critique politique ou sociale, et Franco qui par définition s’opposait à toute critique. J’imagine qu’on devait aller mollo à son sujet. Là-dessus, ils s’endorment. Gio rêve qu’il gagne un premier prix pour avoir fait une falla représentant Mario Tremblay se faisant guillotiner par le bâton du gardien de but Patrick Roy. D—Salut Gio, bien dormi? G—Oui, j’ai fait un rêve, mais j’m’en souviens pu. Y m’semble que c’était pas pire. D—On est le 15. G—Oui, une grosse journée. On s’est reposé en masse, à partir d’aujourd’hui, on dort pu. Y a trop d’affaires à voir, cert? D—Cert. D’ailleurs, tu connais-tu le symbole de la ville de Valencia? G—Non, c’est quoi? D—La chauve-souris. G—Pour de vrai? D—Oui. On la voit sur tous les puisards, sur des bannières, les édifices d’la ville, un peu partout. G—Spécial comme symbole. On va faire comme les Valenciens, on va vivre la nuit. Mais pour rien manquer, on va faire comme les touristes; on va vivre le jour aussi. D—Parfait, viens-t’en, on sort et on va se pogner un buñuelo en passant. En valenciano, y disent bunyol. D—Un buñuelo, tu veux dire le genre de beignes qu’y vendent sur la rue? G—Ça veut-tu dire que Luis Buñuel s’appelait en fait Louis le beigne? D—Probablement, mais comme beigne, mettons qu’y a pas donné sa place. Y a quelques personnes dans ma vie qui m’ont profondément marqué, puis Buñuel, c’est certainement un de ceux-là. G—Moi, aussi. Le charme discret de la bourgeoisie, avec Stéphane Audran, Delphine Seyrig et Fernando Rey. D—La voie lactée. D’ailleurs, Daniel Pilon, le frère de Donald, jouait là-d’dans, celui qu’y a tenté d’faire fortune aux États. Le fantôme de la liberté, Cet obscur objet du désir, juste les titres sont assez pour me transporter. G—Djo? Tu penses-tu qu’il y a des artistes reconnus, des Espagnols qui ont fait des fallas? Picasso ou Miro, ou d’autres? D—Bien, j’ai vu que Dali en a conçu une en 1954. Elle fut réalisée par Octavio Vincent. Une falla surréaliste, avec un taureau suspendu par des câbles, une arène et évidemment un très grand portrait de lui-même. G—Puis, y en a-tu d’autres qui en ont fait? D—Bien, il semble qu’il existe un certain snobisme venant des artistes qui se disent contemporains vis-à-vis des artistes falleros qu’ils consi-dèrent comme des artisans. G—Bizarre. Pourtant, y me semble que ce que je vis ici, ça me rejoint tellement plus que ce que je vis dans un musée. D—Pas pire les buñuelos, hein Gio? G—Pas pire pantoute, ça goûte les beignes à ma mère dans l’temps d’Noël. D—Gio, dans El Turista Fallero, y a un dessin de falla qui m’attire. Peux-tu m’traduire le texte? G—Cert. Ça s’appelle El Circo de la Vida (Le cirque de la vie). «Le plus grand spectacle du monde. Les éléphants et les clowns servent à créer une satire de la politique. Les jeux d’équilibre des éléphants représentent les nombreux ébats des groupes politiques, incluant les clowneries de quelques personnages publics. On y retrouve aussi d'autres éléments associés au cirque, entre autres, un hypnotiseur, de jeunes fauves politiciens dressés et des personnages en train de faire des sauts périlleux.» D—On va voir ça? G—Parfait, mais c’est un peu loin. On s’enligne vers la mascletà, après on s’rendra au cirque. D’accord? D—Si. Nos deux amis se rendent à leur troisième mascletà qui finit par le traditionnel patapatapatapatapatapatapata patapatapatapatapatapatapatapata patapatapatapaowpapowpapapowpaow paow paow paow. G—Calvaire Djo, y a de plus en plus d’monde, on entend ça de plus en plus loin et ça fait tous les jours le même effet. D—T’as-tu déjà sniffé des poppers, Gio? G—Non. D—Bin, c’t’une drogue dégueulasse qui t’fait aller la patate de tous les bords, qui doit t’faire péter des cellules du cerveau c’est sûr, mais qui est hilarante. Ça dure pas longtemps du tout, quelques minutes au plus, même quelques secondes, mais très intenses. G—T’as pris ça? D—Cert, puis m’a t’dire: la mascletà, c’est comme des poppers. G—Sauf pour le pettage de cellules. D—Bof, on l’sait pas, mais de toute façon, y nous répètent depuis qu’on est p’tits qu’on se sert juste d’une infime partie des cellules de notre cerveau, alors on peut souhaiter que celles qui pètent soient celles qui servent pas. Mais d’après moi, en en faisant péter quelques-unes, on risque surtout d’réveiller celles d’à côté qui dorment. G—C’est dépassé les poppers, y a un nouveau truc aujourd’hui. D—Ah! Oui? G—Oui. Tu te mets la tête dans le micro-ondes quelques secondes. D—Ça gèle-tu? G—Ça cuit. D,G—Ha! Ha! Ha! Ha! G—Bon, on vas-tu voir El circo de la vida? D—Si, señor. Ils s’y rendent en traînassant, arrêtant ici et là. D—T’as-tu r’marqué, Gio, le gars qui est là-bas sur un socle? G—Bien, oui, un mime. Au début, j’pensais que c’était une sculpture, un ninot. Y bouge pas pantoute, mais quand une personne dépose de l’argent dans son chapeau, y change de position. D—Ça fait plusieurs que j’vois comme ça. Au lieu, comme d’autres, de quêter sans rien faire, sans bouger, y font un spectacle: y quêtent sans bouger, sans rien faire. G—Oui, en fait, des mimes de rue, on en voit même chez nous, mais ici dans le contexte où il y a des miliers de personnages grandeur nature un peu partout, ça fait spécial et même mélangeant. D—J’ai vu un clown qui se servait de cette particularité dans son jeu. G—R’garde Djo, v’là El circo. D—Calvaire, c’est impressionnant! Au moins sept étages de haut! G—Les éléphants sont encore plus gros que nature! D—Oui, regarde l’éléphant en haut, en équilibre sur une patte, puis les singes, puis les immenses têtes de clowns qui tiennent juste par un bout de foulard. Viens, on s’approche. G—Pour les grosses fallas, si on veut pénétrer à l’intérieur des barrières de métal et même passer à travers la sculpture, il faut acheter un billet. On y va? D—Certain, on va voir tout de plus près. G—Regarde, c’est tellement précis comme finition qu’ils travaillent avec des tout petits pinceaux et que même les parties couleur or, ils les font avec de la feuille d’or. D—Un travail de moine. G—Djo, j’viens d’voir le mime dont j’te parlais tantôt. Il s’est mis à côté de deux ninots et quand les gens s’approchent pour le voir de très près, il bouge brusquement ou crie pour leur faire faire un saut. D—J’va dire comme toi, c’est à s’y méprendre. G—Djo? On s’cherchait un artiste fallero à interviewer, ça pourrait p’t’être être celui qui a conçu cette falla-là? D—C’est Agustín Villanueva et Alberto Rajadell qui en sont les concepteurs. G—Penses-tu que Agustín, c’est un des deux là-bas? D—Ça s’peut, demandons donc. G—¿Señor Villanueva? X—No, Agustin esta allí. G—Bon bien, y’est là-bas. D—Y a d’l’air sympathique, y a le style à André Fournelle. D’mande-lui si on peut le rencontrer pour faire une entrevue. G—Señor Villanueva, somos de la revista ESSE, un periodico de Québec. Quisierramos hacer una entrevista. D—Puis qu’est-ce qu’il dit? G—Il dit qu’il est beaucoup trop occupé aujourd’hui et demain, mais que le 17 à la fin de l’après-midi, on peut venir le rencontrer près d’ici à la Commission de la falla, rue Matemático, puis que ça va lui faire plaisir de répondre à nos questions. D—Waou! C’t’au boutte, Gio! Gracias y hasta luego, Agustin. Viens-t-en Gio, on l’dérangera pas plus longtemps. J’ai soif, on rentre dans c’bar-là. G—Un vrai bar comme je les aime, Djo. D—Ouep! Encore la tête de taureau, les affiches de corridas, le côté sombre, noir. C’est pas la première fois que j’te d’mande ça Gio, mais ça t’tenterait pas d’voir une corrida? G—Premièrement, y a-tu une arène à Valencia? D—Bin oui, voyons, la Plaza de Toros, la place où, en 1903, ils ont fait une falla que le monde devait payer pour voir. Alors la corrida? G—Chu pas sûr que ça m’tenterait d’voir cette violence-là. D—Bin voyons Djo, c’est comme si un Espagnol venait à Montréal, puis qu’il voulait pas aller voir une partie de hockey parce qu’ils se battent. G—Bof! J’vais te dire que si un Espagnol vient à Montréal, puis qu’il va voir une partie de hockey pour en apprendre sur notre peuple, il va surtout apprendre que le hockey était notre sport national avant, mais que c’est maintenant un sport complètement américain. D—T’as raison. G—Crois-tu que la tauromachie aussi a beaucoup changé? G—No sé, mais ça me surprendrait. G—Djo? D—Quoi? G—J’aimerais bien ça aller avec Agustín Villanueva visiter les ateliers où ils fabriquent les fallas? D—Bien, on y d’mand'ra. G—Dis donc, Djo, ton p’tit livre poétique sur l’histoire des Fallas, sors-le donc. J’haïs pas ça c’qu’ils disent là-d’dans. D—Oui, j’ai quelque chose d’intéressant ici dans Las Fallas de Valencia, de Jose Ombuena (León, Editorial Everest, 1971). Ça s’appelle «Voz del pueblo» (La voix du peuple). «Au XVIIIe siècle, la fête des Fallas est une fête populaire et vient du peuple. Les fallas sont improvisées, libres et désinvoltes. Il n’est pas faux de dire que les minorités illustres et aristocratiques de l’époque les rejetaient, car elles voyaient en elles un défoulement plébéien désordonné. Au XIXe siècle déjà, Blasco Ibanez décrit dans son roman Arroz y tartana (Riz et carriole) le point de vue d’un secteur de la bourgeoisie sur les Fallas: “Les filles de doña Manuela dépréciaient la fête qui se préparait; c’était une activité de mauvais goût organisée par les gens ordinaires de la petite place, bonne que pour divertir les gens des échelons inférieurs.” Les autres attaques venaient de l’État dévot qui voyait d’un très mauvais œil “le peu de vénération accordée au patriarche saint Joseph, et les nuisibles excès qui se commettaient la veille et le jour de sa fête”. En 1792, le journal Diario de Valencia publiait un communiqué du père Traggia: “Comme bon chrétien, tu as amplement de raisons de te remplir de tristesse quand tu remarques dans nos rues et dans nos places tant de bûchers et tant de pantins qui ces jours-ci se présentent à toi, ridiculement vêtus, entraînant la majeure partie du peuple dans un oubli de ses obligations et avec une perte notable de ses devoirs quotidiens.” «Moins nombreuses étaient alors les fallas qui s’érigeaient dans cette Valencia encore entourée par les vieilles murailles. Les doigts de la main étaient suffisants pour les compter, mais le temps travailla en leur faveur. Quand le père Traggia écrivait son diatribe contre les falleros intitulé Dañosos excesos (Excès nuisibles), Rouget de l’Isle composait, la même année à Paris, sa Marseillaise. Penser qu’on pourrait alors contraindre ce qui n’était qu’un innocent défoulement équivalait à vouloir mettre des portes aux champs.Tout au long du XIXe siècle, les Fallas allaient se profiler toujours un peu plus, comme un véhicule acide de l’expression populaire, avec une croissante signification politique et sociale. On lance des satires contre des groupes dirigeants, contre ses coutumes, contre ses actions. Ce qui était au début de vagues critiques contre telle ou telle petite figure de l’armée commença à acquérir un tranchant politique beaucoup plus cru et beaucoup plus dur que celui qu’avaient même les plus tumultueux pamphlets de cette époque-là. «La falla que Blasco Ibanez décrit dans son roman Arroz y tartana est un archétype des fallas du XVIIIe siècle: “Entouré de sept bébés colossaux qui composaient un groupe de musiciens aux couleurs vives et variées, se tenait un chef d’orchestre en habit de cérémonie, avec sa baguette à la main. Quelle intention occulte avait tout cela? Mais Amparito [personnage du roman de Ibanez] se mit à rire immédiatement en voyant le toupet grotesque et hors mesure du directeur d'orchestre. Tout s'expliquait. Le chef d'orchestre, c'était Sagasta et les autres, les ministres; il était sûr de cela. Dans les journaux satiriques qu'il achetait, il avait vu ces faces conventionnelles défigurées par le crayon des caricaturistes, et partant de la découverte du fameux toupet, il signala à sa sœur chaque bébé par son nom. Et elle de rire comme une folle en voyant que le ministre des Finances jouait du violon. "C'était comme la parodie innocente d'une rébellion. "Mais avant que les flammes ne mangent ces figures, le peuple les lapidait et demandait en criant aux musiciens de jouer la Marseillaise. La Marseillaise comme hymne et le gouvernement au bûcher, que pouvaient-ils demander de plus? Et l’enthousiasme méridional chauffant les cerveaux faisait passer devant nos yeux des mirages joyeux. Tous se sentaient dominés par un enthousiasme méridional. Les langues de feu commencèrent à sortir de l’intérieur de la falla, léchant les vêtements des personnages. "—Bravo! Victoire! "Personne ne pensait que tout cela n’était que du bois et du carton. L’enthousiasme les rendait féroces; ils pensaient que c’était le vrai gouvernement qui brûlait au son de la Marseillaise. Les industriels rêvaient éveillés à la baisse de la contribution, les blouses blanches rêvaient à la suppression des impôts sur les consommations et le vin, et les femmes attendries et pleureuses rêvaient que se terminerait pour toujours le recrutement militaire.” «La prose ironique du romancier valencien nous offre une image exacte de ce que fut les fallas du siècle passé et celle du début du siècle actuel dans ses moments de plus grande virulence politique. «Blasco Ibanez n’inventait rien. La falla qu’il décrit fut plantée à Valencia sur la place San Gil, la même année que sortit son roman, soit en 1894. Cette année-là, on planta 16 fallas et dans beaucoup d’elles apparaissaient comme figures le général Martínez Campos, Sagasta et d’autres politiciens de l’époque. Une autre falla de cette année-là fut celle de la rue de Maldonado. Elle représentait un lieu de combat de coqs où les coqs représentaient les libéraux, les carlistes et les républicains. De Madrid, le ministre de l’Intérieur ordonna au gouvernement civil de Valencia d’interdire dans les fallas tout outrage fait aux autorités politiques et spécialement au général. «Ce ne fut pas la première ni la dernière fois que les autorités voulurent mettre un frein aux Fallas et même de les supprimer. Par exemple, en mars 1851, le Baron de Santa Barbara, maire de la ville, émit un édit qui disait: “Il y a des coutumes qui tendent à se convertir en des abus préjudiciables et nuisibles et, dans ces coutumes-là, il y a celle d’allumer des foyers d’incendie la veille de la fête de saint Joseph. Cette coutume a été portée à mon attention, tant pour les dangers auxquels on expose le voisinage comme pour les préjudices qui irrémissiblement sont portés aux édifices qui font la gloire, la fierté et l’embellissement de Valencia. Maintenant en mon autorité de maire, et en tant que représentant d’un bon gouvernement, sollicité par des personnes responsables, j’ordonne et je commande: ”Article un et article unique: Il est interdit d’allumer un foyer de quelqu’ordre que ce soit dans toutes les rues et les places de cette capitale, sans autorisation de ma part. Les contrevenants et leurs parents proches et éloignés seront tenus responsables, jugés comme tels et passibles de peines imposées selon les circonstances.” «Il faut maintenant nous rappeler ce qui est arrivé en l’an 1896. Les pressions politiques avaient atteint un summum, non seulement stimulées par les groupes de rues hostiles, mais aussi comme le reflet du conflit cubain qui paraissait de plus en plus s’envenimer. On déclara l’état de guerre le 15 mars. Le commandant général interdit alors la célébration de la fête des Fallas dans les rues. Les falleros qui, à une date aussi avancée, avait déjà tout préparé, réalisé des catafalques et terminé les figures, essayèrent par tous les moyens, mais en vain, de déroger à l’interdiction. Des semaines plus tard, une fois l’état de guerre levé, ils demandèrent encore une fois la permission de planter les fallas le 19 avril. Permission qui ne leur fut pas accordée. Cette année-là, il n’y eut pas de Fallas à Valencia. «Il n’y eut pas de Fallas en 1886 non plus, année où il y eu une grève fallera. Les tensions entre les falleros et la municipalité avait commencé quelques années auparavant alors que la ville avait décidé d’imposer une taxe sur les fallas. Chaque année, le montant du permis augmentait et en 1885, alors que la taxe était rendue à 60 pesetas par falla, le résultat fut catastrophique: il n’y eut qu’une seule falla. L’année suivante, les falleros décidèrent de faire la grève pour protester contre cette mesure. «Heureusement en 1887, Felix Pizcueta réussit à obtenir qu’on baisse l’impôt et la paix revint. Après arbitrage, le montant des permis fut descendu à dix pesetas et le nombre de fallas s’éleva à 29.» D—Alors, pas de Fallas en 1886 à cause de la grève, en 1896 à cause de l’état de guerre. Y a-t-il d’autres années où il n’y en a pas eu? G—Oui, pendant la guerre civile de 1936 à 1939. D—Toute une histoire, cette fête-là: contestataire, contestée, interdite... Aujourd’hui, avec toute l’organisation que ça prend, l’appui indispensable des gouvernements, de la ville, j’me d’mande si ça peut être aussi contestataire. G—Il faut dire qu’on vit pas une époque très contestataire. On n'est pas en 68. D—Tant qu’à ça. On pourrait dire qu’on est dans une période d’ordre et d’acceptation. G—Bon bien, Djo, avant d’être trop décrissé, on sort-tu s’promener un peu? D—Parfait, y a les feux d’artifices ce soir, on peut s’diriger vers là. G—Vamonos. D—C’est pas mal les fallas le soir, tu trouves pas? Les sculptures éclairées. G—Oui, y a une féerie, un côté enfantin aussi. Y en a certaines qui font Walt Disney. D—Charrie pas. La plupart font très bande dessinée, sont très caricaturales, mais pas Walt Disney. Puis en tout cas, leur philosophie en est très loin. G—Pour ça, t’as raison. D—J’ai l’impression que le style des fallas varie lentement selon les époques, en suivant les courants. À partir du milieu du XXe siècle, on voit justement sortir le côté enfantin des artistes, par exemple chez Picasso et Miro. C’est aussi l’époque de la télévision, qui nous a amenés à voir les choses et les événements de façon beaucoup plus caricaturale. Tandis qu’au début du siècle, les fallas se composaient de personnages très réalistes comme on en voit dans les musées de cire. G—Mais satiriques tout de même. D—Oui, mais ç’a toujours été et restera toujours une fête. G—Oui, alors, nous autres qu’est-ce qu’on fait maintenant? D—On va voir péter des pétards. Ils assistent aux feux d’artifices de minuit en la Amaleda, qui se situe dans le lit de l’ancienne rivière Turia. On les retrouve une fois les feux terminés. G—Puis Djo? D—Bof! J’peux pas dire que j’ai haï ça, mettons que c'était correct, mais j’marcherais pas des milles pour revoir ça. On dirait que la féerie de la ville avec les fallas, la mascletà, c’est tellement inhabituel et fantastique, que les feux d’artifices m’ont paru ordinaires. Faut dire que du côté feux d’artifices, on est bien greyé l’été à Montréal. Mais par contre, j’ai aimé voir le monde. Puis as-tu remarqué comment ils boivent? G—Bin oui, y en a qui ont une gourde, mais, même quand ils ont une bouteille, ils mettent jamais leurs lèvres sur le goulot, genre de politesse, puisqu’ils en offrent à qui que ce soit qui se trouve à côté d’eux. On m’en a d’ailleurs offert. D—Moi aussi. As-tu mis tes lèvres dessus? G—Non. T’as pas r’marqué ma chemise? D—R’garde la mienne. Ha! Ha! Ha! Ha! Ha! Ha! Ha! Ha!Ha! Ha! Ha! Ha! Ha! Ha! Ha! Ha! D—Une autre affaire, Gio. G—Quoi? D—J’ai rencontré un gars qui vendait des billets pour la corrida de mardi. J’ai acheté deux billets. G—Pas sérieux, Djo? À quelle heure? D—Las cinco. G—Calvaire Djo, chu pas sûr d’y aller. D—Comme tu veux. Moi, j’y vais. G—Mais pourquoi t’as choisi mardi, c’est la journée de la cremá. D—Y m’a dit que pendant les fêtes des Fallas, il y avait des corridas tous les jours, mais il lui restait juste des billets pour mardi. G—Ouain! Grosse journée le 19. D—On est en Espagne ou on l’est pas. Puis ils errent ici et là en croisant plusieurs autres fallas. Les pétards éclatent de tous côtés et y a du monde partout dans les rues. Sauf peut-être dans les rues sombres, étroites et désertes du quartier Del Carmen, même si, une fois de temps à autre, on tombe sur une falla et que les rares pétards résonnent incroyablement et avec écho. G—C’est drôle, tu trouves pas, que dans le lieu d’origine des Fallas, il y ait si peu d’activités. D—Bof! Tout ça, ça change, ça bouge. J’me rappelle qu’en 1970, j’me tenais dans l’Vieux Montréal, en 1980 sur la rue Saint-Denis, en 1990 sur le Plateau, pis en 2000 j’ai aucune idée mais on pourrait être surpris. Greenwich, c’est loin d’être ce qu’en disait Dylan, pis Saint-Germain-des-Prés, c’est loin aujourd'hui d’être celui de Juliette Greco. G—C’est ta journée nostalgique, mon coco? D—Ça fait longtemps que j’avais pas passé une nuit blanche. Mais viens, le soleil va se lever bientôt. J’aimerais qu’on continue l’histoire de l’Espagne, on était rendu après la guerre de 39-45. G—Voici certaines dates très importantes: 1959 Création du groupe basque ETA. 1969 Juan Carlos de Bourbon officiellement désigné comme successeur de Franco. 1975 Mort de Franco. 1975 Couronnement de Juan Carlos. 1978 L’Espagne devient social-démocratique. 1982 Felipe González, du Parti ouvrier socialiste espagnol (PSOE), est élu premier ministre. 1982 L’Espagne membre de l’OTAN. 1986 Elections législatives: Felipe González (PSOE) élu majoritairement. 1986 Entrée dans la Communauté économique européenne. 1989 González réélu. 1992 Jeux Olympiques à Barcelone. 1992 Expo universelle à Séville. 1996 Entrée au pouvoir de José María Aznar, Parti populaire de droite (PP). D—Parfait Gio, j’commence à être beaucoup mieux situé. Je sens que ça va nous être pas mal utile tout ça. D— Aujourd’hui, y a plein d’autres fallas qui se rajoutent: les fallas infantils. G—Celles faites par les enfants? D—Aujourd’hui, c’est la journée des enfants (xiquets en valenciano). As-tu remarqué qu’on entendait beaucoup de bruit déjà? G—Oui, des pétards mais aussi des sifflets. D—Oui, aujourd’hui on donne à chaque enfant de Valencia qui a 14 ans et moins un sifflet, et il siffle dedans toute la journée2. G—Mais ça va être infernal! D—Bien Gio, on est dans le pays et la ville de la démesure. Puis moi, ça m’emballe. G—Moi aussi. D—R’garde, y a un p’tit groupe qui s’en vient, ils sont habillés tous pareils, avec un genre de couvre-tout noir, pis un foulard à carreaux bleu et blanc dans le cou, une marque valencienne. Viens t’asseoir sur le banc là-bas, tu vas me traduire un texte au sujet des fallas infantils, paru dans El falleret, un supplément de El Turista Fallero (mars 1996). G— «En un principio las Fallas fueron siempre cosa de niños» (Les fallas ont toujours été depuis le début une affaire d’enfant). «À la fin du XIXe siècle et au début du XXe, dans les rues de Valencia, pour la Saint-Joseph, il y avait beaucoup plus de fallas de xiquets (de petits enfants) que de fallas d’adultes. Dans n’importe quelle rue, ruelle, petite place, les enfants plantaient leur fallita (petite falla) d’une manière spontanée, avec une totale liberté et indépendance. Bien sûr, ces fallas infantils primitives étaient construites par les enfants eux-mêmes. Il y avait des fallitas très créatives construites avec du carton, des boîtes de bois et des petites poupées de confection rudimentaires, récupérées à partir de vieux jouets ou créées en papier mâché. Toujours, il y avait le bûcher composé de bébelles et vieilles choses que la gaminerie du quartier s’amusait à recueillir à domicile en chantant la ritournelle: ”Y a-t-il un vieux tapis pour la falla de saint Joseph, ce vieux Pepe Même si ce n’est que le couvert d’un bol de toilette Ce sera numéro un.” «Cette fameuse ritournelle se convertira avec les années en rien de moins que l’hymne des Fallas grâce à la composition de maître Serrano et du texte de Maximiliano Thous. Cette coutume infantile qui avait beaucoup de succès dans les fallas primitives tomba en désuétude à mesure qu’augmentait le nombre de fallas adultes et qu’on commençait à organiser la fête. En 1935, cette coutume de la estoretta (ramassage de vieux machins par les enfants du quartier) s’institutionnalisa comme une fête et on alla déposer les machins recueillis sur la place de l’hôtel de ville, alors appellée Plaza de Emilio Castelar. Là-bas, on en faisait un tas pour ensuite y mettre le feu d’une façon ordonnée et contrôlée. Cette festivité extraordinaire se répéta en 1936 et 1941. Aujourd’hui, cette fête du chant de l’estoretta (du vieux tapis) est remémorée tous les ans sous forme d’un festival très couru. Elle est organisée par deux groupes du secteur maritime: la commission de la place del Arbol et de celle de Blocs Platja. «Les fallitas des enfants étaient aussi appelées de porteria (conciergerie). On leur avait donné ce nom car c’est dans cet endroit qu’on les entreposait, la veille du jour où l’on devait les brûler, . «Ces fallitas d’enfant, on continua à les voir dans les rues de Valencia jusque dans les années 50. Jusqu’à ce que la falla infantil officielle, c’est-à-dire inscrite et recensée, finit par bouffer toute l’improvisation et la spontanéité qui l’avait vu naître. En 1930, on organise les fallas d’enfants; en 1941, on concède des prix aux fallas d’enfants qui sont recensées. En 1952, un réglement stipule que toute falla plus grande ait aussi une falla infantil. Aujourd’hui, on peut voir des fallas d’écoles organisées par des professeurs; elles sont les héritières des premières fallas des xiquets. «À titre d'hommage posthume au fondateur de la revue El Turista Fallero qui nous a quittés au mois d’août 1995, voici le conte que ce grand-père Vincent écrivit il y a 17 ans, avec toute la candeur du monde. Nous l’appelons abuelo (grand-père) parce qu’il fut avant tout un grand-père avec 23 petits-enfants. Ce n’est pas tant ses publications qui le firent connaître que tous ses petits-enfants. LE CONTE DU GRAND-PÈRE «"Quand j’étais petit, c’est-à-dire dans les années 20, il n’existait pas de fallitas d’enfants organisées. Avec mes frères et moi, aidé par mon condisciple Pacqual Llop, qui ensuite devint un très bon affichiste, nous fîmes une petite falla que nous installâmes sur la petite place devant les ateliers de mes tantes repasseuses. Cette falla représentait la chèreté du logement et quelques petites figures représentaient une famille installée sous un pont de la rivière Turia, pendant que le logeur se désespérait de ne pas pouvoir louer ses appartements trop chers. Mon père nous fit un petit llibret (petit livret explicatif sur la falla). Nous abordions tous les piétons en leur demandant: “La charité pour la falla”, comme celui qui demande une obole pour un enfant handicapé. On ramassait beaucoup de p’tit change et, dans ces années-là, c’était de l’argent, mais ce n’était pas assez pour acheter le chapelet de pétards et les petits feux d’artifice pour la grande nuit de la cremá. Tous les enfants du groupe cassèrent leur tirelire, mais même à ça, on n’arrivait pas à couvrir le modeste budget. Nous étions préoccupés par cette contrainte économique, quand on vit arriver, en uniforme, le portier trapu du palais de la vieille marquise, dont un des balcons donnait sur notre propre petite place. Nous croyions au début qu’il allait nous gronder parce qu’on faisait pas mal de tapage avec nos cris falleros de l’estoretta et notre quête pour la falla, mais il n’en fut pas ainsi. Stupéfaits, nous écoutâmes le bref discours qui suit: «“Madame la marquise, comme vous le savez, a déjà 80 ans passés, et elle ne peut pas sortir regarder brûler les fallas qu’elle aime tant. Mais si vous lui faisiez la faveur de bouger un peu votre falla vers le centre de la place, elle pourrait la voir brûler depuis son balcon. Et, pour vous aider à couvrir les frais de la brûlerie, elle m’a dit qu’elle vous donnerait 500 pesetas. Est-ce que vous en aurez assez?” Nous qui n’avions jamais rêvé tenir entre nos mains un billet de tant d’importance pour ces années-là, sur le coup, on ne sut que répondre, car l’effet nous avait rendus muets. Mais très vite, mon frère aîné se ressaisit, c’était lui le président de la fallita, et il répondit avec beaucoup d’aplomb: ”Dites à madame la marquise que nous la remercions énormément de son don, que nous allons tout de suite bouger la fallita où elle le désire et qu’en plus, nous allons nommer madame la marquise notre Fallera d’honneur.” «Unissant l’action aux mots, il prit dans ses mains un feuillet et, aidés par l’artiste, notre ami Llop, nous improvisâmes un parchemin dans lequel on mit le nom de la marquise et son titre honorifique. Avec cet argent, nous pûmes acheter un long chapelet de pétards, des “volcans”, des roues, et d’autres machins qui lançaient des flammes multicolores et même il nous resta quelques pesetas pour nous payer une bonne chocolatada avec des beignets, dans la classique horchateria de la Cenia, qui était tenue par des amis à nous. Arriva enfin la nuit de la cremá et là était madame la marquise, derrière la fenêtre de son balcon. Nous souriions à la vue de son visage plein de bonté entouré de ses blancs cheveux. Nous lui dédiames la brûlerie, et commençèrent la grande foire et les réjouissances de la cremá avec le bûcher, les feux d’artifices et les pétards qui attirèrent l’attention d’un garde municipal qui passait par là. Mais le geste d’approbation de notre Fallera d’honneur fit qu’on nous laissa tranquilles et le garde municipal s’en alla sans dire un mot. Ce fut une fête inoubliable même s’il y a de ça déjà plus de 70 ans."» D—On va-tu en voir une falla infantil, Gio? G—Allons-y. Celle de la Plaza de la Merced est pas loin. Ils marchent, et tout le long du chemin, le bruit des sifflets et des pétards, des cris et des rires d’enfants provoquent les sourires. Gio et Djo arrivent à la Plaza de la Merced où on installe justement la falla. Qui doit contenir au moins une centaine de petits personnages. G—Ça parle des jeux olympiques. D—Justement eux autres qui viennent de recevoir les Jeux olympiques en 1992, c’est un sujet d’actualité. Ils doivent en avoir long à dire là-d’sus. G—Mais non, regarde sur la banderole. C’est écrit «Atlanta 96». D—C’est encore plus d’actualité que je le croyais. Qu’est-ce qu’ils disent dans le p’tit livre sur les fallas de xiquets? G— «Artiste: Pedro M. Rodriguez Marin.Titre: Olimpiadas de locos (Les olympiades de fous). «Des jeux olympiques comiques et divertissants, avec des situations caricaturales des plus burlesques. Les athlètes, les journalistes, les cameramen et jusqu’à l’avion publicitaire, absolument tout est tourné en dérision.» G—Pas mal élaboré, pas vrai, Djo? Avec un aspect comique. Mais je me demande, est-elle faite par des enfants? D—Bien, j’ai vu quelques photos d’artistes concepteurs de fallas infantils et puis je dirais pas que ce sont des enfants, mais mettons des ados. J’pense quand même qu’aujourd’hui, on est un peu loin du conte du grand-père Vincent. D—Gio, il est encore de bonne heure, tu sais ce qu’on pourrait faire à matin? G—Quoi? D—On s’achète une bouteille de xérès puis on boit ça dans un parc en regardant l’avant-midi passer. G—Puis les enfants siffler. Aussitôt dit aussitôt fait et ils s’installent dans un p’tit parc. Gio s’endort sur un banc pendant qu’un vieux monsieur qui les avait entendus vient les aborder en français. X—Alors les jeunes, on se la coule? D—On se la coule. X—On fait du tourisme? D—Bin, oui. On essaie de faire le plus de lumière possible sur les fallas. Puis vous? X—Moi? Je suis d’ici et je suis menuisier, comme plusieurs. D—Un vrai San José? X—San, on ne pourrait pas dire ça, mais José, oui, c’est d’ailleurs mon nom. Les gens m’appellent Pep ou Pepe. D—Comme Tio Pepe, la marque de xérès. P—Oui. Pepe, c’est en espagnol, Pep en catalan. C’est un diminutif de Joseph. Tio Pepe, ça veux dire le bonhomme Joseph, ou oncle Joseph, un genre de Pierre Jean Jacques espagnol. D—Enchanté, Pepe. Moi c’est Djo, puis lui qui dort à côté, c’est Giovanni, mais on l’appelle Gio. P—J’vais vous proposer un truc: on boit le xérès ensemble et j’vous amène voir la Ciudad del artista fallero. D—Sérieusement, monsieur Pepe, les ateliers? P—Pepe, pas de monsieur. Et c’est tout ce qu’il y a de plus sérieux. D’accord? D—D’accord, Pepe. P—Réveille ton ami, on prend l’autobus, on boira le vin en route. C’est un peu loin, au nord de la ville, passé les portes, dans le quartier Benicalap. Ils s’y rendent donc tout en perfectionnant leur façon de boire à la façon valencienne. Ils entrent dans des hangars pratiquement vides; évidemment toutes les sculptures sont dehors, dans la ville. P—Ces ateliers-hangars sont une initiative de la Corporation des artisans et artistes falleros. C’est comme un petit village. Environ une centaine de fallas sont exécutées ici, incluant les plus grosses. Les autres sont fabriquées ailleurs un peu partout dans la ville. G—Mais c’est immense, on dirait des hangars d’avions! Puis les toits en tôle, ça doit faire un vacarme quand y pleut. D—Justement, parlant de pluie, Pepe, toutes ces sculptures géantes en carton dehors, s’il pleut, qu’est-ce qui arrive? P—C’est très rare qu’il pleuve à ce temps-ci de l’année à Valencia, et s’il pleut un peu, ce n’est pas si grave car premièrement, il y a de la colle qui entre dans la composition de la pâte de carton; ensuite, on recouvre le carton de ce que l’on appelle une colle de lapin mélangée à du blanc de Panet pour notamment enlever la rugosité, puis le tout est peint et verni. Mais je me souviens d’une année, il y a environ 20 ans, où il avait plu abondamment entre le 15 et le 19. La plupart des fallas s’étaient effondrées et la fête avait été à l’eau, si l’on peut dire. D—J’aperçois des moules de plâtre là-bas. Vous utilisez le procédé de moulage? P—Oui, toutes les grandes parties, les petites, chaque ninot, chaque élément, sont d’abord modelés en terre glaise, puis on fait un moule de plâtre, pour ensuite les faire en carton. G—Mais c’est débile! P—Pardon? G—Je veux dire, c’est un travail inimaginable. P—Je vais vous donner des chiffres. J’ai une petite liste ici, ça impressionne les touristes et leur donne une idée de l’ampleur du travail. Ces chiffres datent d’il y a une douzaine d’années et depuis la fête a passablement grossi. Voici: en 1983, on a utilisé 600 000 kilos de terre glaise, 220 0000 kilos de plâtre, 600 000 kilos de pâte de carton, 150 000 kilos de peinture et plus de 4000 mètres cubes de bois. D—Ça doit prendre beaucoup de monde. P—Avant, on pouvait réaliser une falla en 15 jours; aujourd’hui on prend toute l’année. Plusieurs personnes travaillent à l’année longue pour réaliser les fallas. En fait, une grande partie des habitants de Valencia sont mobilisés à l’année longue afin de créer toute cette fête. En 1983 toujours: 24 000 hommes y travaillèrent, 22 000 femmes, 23 000 enfants, 250 artistes, 700 spécialistes, mouleurs, peintres, menuisiers. Les fallas sont réalisées par au-delà de 200 artistes, 600 spécialistes, peintres, sculpteurs, charpentiers, 800 apprentis, 900 assistants en plus des employés qui transportent les fallas des hangars vers leur endroit respectif, des monteurs d’échafaudages et des manieurs de grues, et un nombre incalculable d’aides. Globalement une centaine de milles Valenciens et Valenciennes. D—Je r’garde les moules. Ça doit être tentant de réutiliser les mêmes d’une année à l’autre. P—Ça se fait beaucoup, surtout par économie de matériaux. Tu vois, chaque falla est financée en majeure partie par les gens du quartier dans lequel elles sont plantées. Certains quartiers sont plus pauvres et ça coûte cher de faire des originaux. Quand on utilise les anciens moules, on appelle ça du refrito, du réchauffé. On prend un personnage et on change la position de ses bras, de ses jambes. On le met dans une autre situation. D—J’ai vu dans un livre portant sur d’anciennes fallas que certains thèmes très précis revenaient souvent. Par exemple, en 1974, la falla principale représentait le même couple valencien sur son cheval tenant des oranges que celui représenté par Pepet cette année. Les cas de similitudes se retrouvent plus d’une fois si l’on scrute le moindrement. Est-ce qu’on pourrait aussi parler de «refritos dans les idées»? P—Oui et non. On puise dans notre histoire, nos contes, notre imagerie et nos légendes, c’est évident. Les fallas qui s’en inspirent fortement sont considérées comme des fallas classiques. G—On voit souvent que les fallas sont en quelque sorte un tour de force au point de vue équilibre. P—Oui, c’est d’ailleurs là qu’intervient l’importance du travail d’équipe entre les artistes et les menuisiers. L’artiste fait toujours une maquette en trois dimensions pour illustrer son idée. De là, le menuisier fait un travail d’ingénieur afin d’évaluer la possibilité de réaliser le travail en grande dimension. C’est souvent un plaisir et un défi pour les artistes et pour les menuisiers de Valencia de jouer avec les lois de l’équilibre et de la gravité. D—Est-ce que ça arrive qu’y en a qui tombent? P—Rarement, mais la plus spectaculaire fut sans aucun doute celle de la Plaza Ayuntamiento en 1970, Le colosse de Rodes, conçue par l’artiste Octavio Vincent. Alors qu’il ne restait plus qu’à installer la tête du colosse d’environ une trentaine de mètres, le corps au complet s’écroula. L’artiste dut improviser en vitesse et fabriqua en peu de jours une gigantesque colonne sur laquelle il déposa la tête du colosse restée intacte. L’année suivante, il fut engagé de nouveau et représenta le même projet et cette fois la sculpture résista jusqu’à ce qu’on lui mette le feu, à la cremá. D—Mais comment ça fait pour tenir à cette hauteur-là, avec le vent et tout? P—À l’intérieur, à la base, on installe un contrepoids qui consiste en un très grande quantité de sacs de sable. G—J’veux pas vous brusquer, mais je r’garde l’heure et si on veut pas manquer la mascletà, on devrait peut-être y aller. P—Bonne idée d’autant plus qu’il ne reste plus de xérès. D—Pepe, tu assistes à la mascletà à tous les jours? P—Sûr! Tous les Valenciens et Valenciennes y assistent, les riches, les pauvres, les enfants, les vieillards, les femmes, les hommes, toute la ville. Ils sortent des ateliers et vont prendre l’autobus du retour. G—Qu’est-ce que c’est, ces deux bâtisses-là à côté des ateliers? P—Celle-là, c’est le Musée Fallero et l’autre, c’est l’école professionnelle pour apprendre le métier de fallero. D—Une école? P—Oui, depuis quelques années déjà, on forme des jeunes, on leur apprend tout du métier. Ils arrivent tous les trois juste à temps pour le début de la mascletà, mais à deux coins de rue de la place centrale. Puis dix minutes plus tard, alors qu’on vient d’entendre les derniers boums: P—Oufff ! G—Oufff ! D—Oufff ! Et ça prend un bon cinq minutes avant que quiconque puisse partir, car la fumée s’est répandue dans tout le quartier et on ne voit absolument rien. P—Bon, je vous laisse, mais si vous voulez, on se retrouve demain au même parc, juste après la despertà. G—La despertà, qu’est-ce que c’est ça encore? P—La despertà, vous l’avez sûrement entendu déjà. Ce sont les pétards aux toutes premières heures du matin, pour réveiller la ville. D—D’accord, hasta mañana y muchas gracias. G—Viens Djo, ça m’tente de voir d’autres fallas. D—Parfait, on s’promène. Y en a pratiquement à tous les coins d’rue. Nos deux zigs se promènent, vont de fallas en fallas en les étudiant et en élucubrant sur la question. G—R’garde, un diable. D—Bien oui, ça revient souvent, des démons, des dragons, des sorcières. J’ai l’impression qu’en plus de la symbolique, il y a une recherche esthétique en fonction du fait que ça va brûler. Voir un diable à travers les flammes, par exemple. G—Une autre chose qui revient souvent, c’est les connotations sexuelles. Y a pas grand falla dans laquelle y a pas au moins un ninot tout nu ou à moitié habillé. On voit beaucoup de seins puis de fesses. D—Oui, des femmes surtout, plus rarement des hommes. Beaucoup d'allusions à la prostitution, aux dangers sexuels sans protection, aux abus sexuels. G—R'garde celle avec des cupidons. D—Justement une autre chose qui revient souvent, ce sont les personnages mythiques. G—Bien oui, des cupidons, des satyres, des sirènes, des centaures. D—Effectivement. On voit aussi énormément de personnages de l'histoire espagnole: des Phéniciens, des Celtes, des Wisigoths, des Romains, des généraux espagnols en armure, des conquistadores, des rois, des reines. On reconnaît Isabelle de Castille, Ferdinand d’Aragon, le Cid, Hannibal, Christophe Colomb et j’en passe. En fait, les Valenciens, à chaque année, nous étalent leur histoire en images. D—Sais-tu ce qui m’surprend, Gio? G—Dis-moi donc ça. D—C'est que la mort n’est jamais présente directement, aucun squelette, aucune image symbolisant la mort, aucun cercueil, rien du tout sur ce sujet-là. On en a vu un maudit paquet pourtant, puis y a pas une seule falla qui touche à ça. G—Bof! Y laissent ça aux Mexicains. D—Faut croire. G—Hey, Djo, y a un musée là-bas. D—Un autre musée sur les Fallas? G—Pantoute, un musée musée, avec des œuvres d’art. On y va-tu? D—Calvaire Djo, c’est bien la dernière place où j’aurais l’goût d’aller dans l’moment. Viens, on continue. Regarde cette falla là-bas, c’est une de la section spéciale. G—Bin, oui, on r’connait les Beatles, Louis Armstrong, Mozart. D—Oui, mais l’image de Mozart tiré du film Amadeus. R’garde dans le p’tit livre El Turista Fallero qu’est-ce que tout ça signifie. G— «Le titre: Toccata e Fuga (Toccate et fugue). Artiste: Miguel Santaeulalia. Hauteur: 20 mètres. «Ouverture: «Aznar, habillé en prêtre, interprète une toccata sur un énorme orgue donnant lieu à une allégorie musicale unifiée par des styles musicaux les plus caractéristiques de tous les temps, représentée par Mozart, les Beatles et Armstrong. «Allegro Moderato: Le Groupe de Pepe et Cie représente l’idiosyncrasie du peuple valencien. Ce groupe de musique, dirigé par Miss Rita, exécute les accords de la vie politique municipale. «Opereta: «La cour du Pharaon. À Baal-en-cia-nopolis, dans les environs immédiats du temple de Benicarlo-thor, les foules acclament l’arrivée du grand pharaon Zaplanaton I, suivi de sa cour: Taranconhotep (le scribe), Olivanubis (le percepteur), Conejerodosor (le conspirateur) et Mayretiti (le sacerdote du palais). Tout est présidé par l’ombre du sphinx de Lizondofis I. «Arpegio Obstinato: «Un leader connu de la People Song, Bonsay de la Serra, à la voix charmante, s’obstine à continuer d’être le soliste de son groupe politique, malgré les faux pas.» D—Ah! J’commence à comprendre l’affaire, Gio. C’est une falla qui parle de la politique actuelle. Tu vois, Aznar, c’est le chef du gouvernement actuel, le PP (Parti populaire, parti de droite), celui qui vient juste de se faire élire. Miss Rita, c’est Rita Barberá Nolla, mairesse de Valencia. Baal-en-cia-nopolis, c’est Valencia-nopolis: Valencia. Le temple de Benicarlo-thor, c’est probablement le palace Benicarlo où se réunit le conseil municipal. Zaplanaton I, c’est Eduardo Zaplana, président du conseil municipal. Taranconhotep, c’est Manuel Tarancón, président de la corporation provinciale de Valencia et du PP de Valencia. Olivanubis, c’est Olivas, un conseiller municipal. Conjerodosor, c’est Manuel Angel Conjero. l’ancien directeur des théâtres gouvernementaux. Mayrentiti, c’est Mayren, président du conseil permanent du VCB (Valencia convencion bureau). Lizondofis, c’est Lizondo, le fondateur du parti de l’Union valencienne (UV) et président du conseil municipal. Serra, c'est l'ex-vice premier-ministre. G—Calvaire Djo, comment tu sais tout ça? D—Cent ans plus tard, en fouillant dans les journaux, j’ai fait le même petit jeu auquel s’était prêté Amparito, le personnage du roman de Blasco Ibanez en 1894. G—On est dans l’bout du quartier del Carmen. On prend cette rue-là, y a l’air d’avoir de l’activité. D—Bin oui, y a plein d’ feux au milieu d’la rue. Y font cuire de quoi dans des grandes poêles. On va voir. X—Senyors. Une femme s’avance vers eux et tend deux assiettes avec le sourire et en prononçant des paroles en valenciano3. D—Gio, d’la paëlla! D’la vraie paëlla valencienne! Puis j’avais tellement faim, j’sais pas si c’est une idée que j’me fais, mais on dirait qu’on mange jamais. Viens-t-en, on s’asseoit sur le bord du trottoir, puis on déguste un cadeau du ciel. G—Hummmm, ça c’est la grosse vie sale. Une jeune fille toute endimanchée vient leur porter à chacun un verre de vin. D—Bin là Gio, on doit être au paradis. G—C’est là qu’on est. Une heure ou deux plus tard, on retrouve nos deux zèbres repus, continuant leur route sans but, glou-gloutant une bouteille de Rioja au milieu des éclatements de pétards et de l’agitation populaire. Le sourire fendu jusqu’aux oreilles, imbus des événements. Il fait noir mais la plupart des fallas qu’ils croisent sont éclairées et des haut-parleurs diffusent des musiques traditionnelles fanfaresques valen-ciennes. À la Plaza del Mercado, ils arrivent devant un gigantesque dragon-serpent de mer, orange, rouge, jaune, vert. G—T’as vu, Djo? D—Beau comme un tatouage japonais. J’vais te dire quelque chose, Gio: contemporain, abstrait, figuratif, actuel, ancien, artisanal, l’art, quand ça t’fait un effet, un serrement entre la gorge puis le ventre, quelquefois directement dans le plexus solaire, d’autres fois plus bas, même dans les testicules, j’me crisse pas mal comment ils appellent ça et où ça se situe dans l’histoire. G—Djo! D—Quoi? G—Les yeux du dragon s’allument, puis y a d’la boucane qui sort par la bouche. On s’croirait dans un conte de fée. Avec l’éclairage puis la musique, c’est magique. Ils s’attardent longtemps, se laissant aller au son de la musique, à la senteur des buñelos et à la vue de ces couleurs intenses et des effets spéciaux. D—As-tu r’marqué que les feuilles de tous les palmiers qui sont près des fallas ont été montées, attachées et saucissonnées dans de la toile de jute. G—Oui, ils prennent des précautions pour la cremá. D—Bon. On s’en va? G—Dans un p’tit bar peut-être? D—Allons-z-y, Alonzo, comme dirait l’autre. Nos deux chameaux veulent boire et se dirigent vers un petit lieu public réservé à cet effet. Ils entrent dans le bar et s’installent. Une télévision est allumée et toutes les têtes sont tournées vers elle. Quelques-uns pointent l’appareil du doigt en riant et en disant: la barba verde, la barba verde. En effet à la télé, dans une émission du genre colloque sérieux, un des intervenants a une barbe d’un vert lime quasi fluorescent. On explique à nos deux amis que c’est Arrabal qu’on a invité à une discussion au sujet du tournoi mondial d’échec. D—Assez spécial, tu trouves pas, mon Gio? G—Penses-tu qu’en Espagne ils font comme au Mexique et que dans tous les colloques et discusions publiques, ils invitent toujours un artiste? D—Aucune idée, mais dans ce cas particulier, ils ont invité Arrabal pour sa connaissance des échecs; c’est une sommité, paraît-il. Petit à petit dans le bar, on s’est habitué à la barbe verte et tout redevient plus calme. G—Viens Djo, on va voir une autre falla. D—Bien d’accord. Y en a une qui a l’air très impressionnante, en tout cas elle est très grosse, c’est la falla de la Plaza Pilar. G—On y va. J’vais te lire leur petite présentation. «Fuera de la ley (Hors-la-loi). Artiste: Julio Monterrubio. Hauteur: 22 mètres. Ninots: 70. «On se retrouve dans une ambiance de far-west américain avec des références et des allusions à la politique et à la société espagnole actuelles. En haut trône un shériff qui arrête des bandits et des pistoleros qui veulent vivre en hors-la-loi. Un peu plus bas, on voit Felipe González et Aznar en train de se livrer un duel qui représente les récentes élections. On voit aussi un groupe armé de fusils et transportant des sacs de dollars; ce groupe s’appelle Ali-ba-GAL et est présidé par monsieur “X”. Cette falla illustre aussi la lenteur et la largesse de la loi qui permet la torture, l’illégalité, qui favorise certaines classes et permet la prostitution et la vente de drogues.» D—Ali-ba-GAL, ils font allusion au GAL. G—Qu’est-ce que c’est le GAL? D—Le GAL, c’est un groupe anti-terroriste, terroriste lui-même, créé en 1983 pour répondre aux attentats commis par le groupe terroriste basque ETA (Euskadi ta Askatasuna qui veut dire en basque: Pays basque et liberté). Un des premiers attentats du GAL fut la séquestration, la torture et l’assassinat de deux activistes de l’ETA: José Ignacio Lasa et José Antonio Zabala. Il paraîtrait que ces deux hommes furent interrogés et torturés par le colonel de la Garde civile (devenu général par la suite), Enrique RodrÌguez Galindo, d’où le nom de GAL. Au total, on leur attribue 29 assassinats. G—Alors, Monsieur «X», c’est Galindo? D—Non, et c’est là que ça devient épineux. Monsieur «X» ne serait autre que Felipe González, chef du Parti socialiste ouvrier d’Espagne (PSOE) et premier ministre de l’Espagne depuis 1982, mais défait tout récemment par Aznar du Parti populaire de droite (PP). G—Djo? D—Quoi? G—On s’enligne-tu vers le p’tit parc, on approche de la despertà? D—On a un rendez-vous avec Pepe l’avant-midi, puis un avec Agustín à cinq heures. G—Belle journée. Te rends-tu compte Djo, que ça fait juste une semaine qu’on est partis? D—Calvaire, on dirait même qu’on est un peu d’ici. Viens. Ils se rendent au parc et évidemment, vu leur très grand altruisme, ils n’ont pas omis de se pourvoir d’une bouteille de xérès pour recevoir dignement Pepe. G—Ça fait que, qu’est-ce qu’on fout, Djo? Moi, j’ai des fourmis dans les jambes. D—Bien, bouge si tu veux, moi chu fatigué, j’reste ici puis j’attends Pepe. On se retrouve ici plus tard. Dac? G—Dac-o-dac. Gio s’en va et Djo s’endort sur un banc une petite heure jusqu’à ce qu’il soit réveillé par la despertà, en même temps que par l’arrivée de Tio Pepe qui s’assoit à côté de lui. D—Oh! Pepe! P—Bonjour Djo. Bien dormi? D—Oui, servez-vous, Pepe. Chu content d’vous voir, j’ai des tas de questions à vous poser. P—Vas-y, jeune homme. D—Bien, les fallas qu’on voit en général se servent beaucoup d’imageries puisées dans le passé, voire même de l’Antiquité, pour symboliser les différents problèmes sociaux des Valenciens. Est-ce que c’est toujours le cas? P—Non, c’est le cas généralement, mais on voit quelques fois des représentations beaucoup plus actuelles. On a vu par les années passées des fallas représentant la tour Eiffel, la statue de la Liberté, le Penseur de Rodin, une fusée s’apprêtant à partir dans l’espace, mais selon moi, la plus impressionnante fut celle en 1981 de l’artiste Vincente Luna qui était une copie exacte et grandeur nature du superavion Le Concorde. D—C’était quoi, la signification? Y avait-il un conflit espagnol-français, ou anglais? P—Du tout, le Concorde symbolisait le grand travail qui serait nécessaire pour régler les conflits entre Valenciens. D—Y en a-tu d’autres comme ça? P—Moins impressionnante certes, mais tout de même, sur la Plaza Caudillo, on avait fait une très grosse botte hyperréaliste. Ça faisait penser à du Oldenburg. Elle fut faite par l’artiste J. Barea. Le titre était Los que se ponen las botas en las fallas y ... en la vida (Ceux qui mettent leurs bottes sur les fallas et...sur la vie). D—Vous dites Plaza Caudillo? P—Oui, c’était en 1967. La première falla à être installée sur la Plaza Caudillo fut en 1942. D—Mais cette année en 1996, selon vous, quelles fallas se démarquent? P—Bien, même si la falla de la Plaza Na Jordana représente les Beatles et Amadeus (qui en soit n’est pas nouveau nouveau), elle reste caricaturale et ne sort pas tellement de la tradition fallera. Selon moi, la plus osée et provocatrice cette année est celle de la Place de l’Université. Elle consiste tout simplement en un amas de vieilleries de déchets, vieux meubles, divans, etc. Bien que d’aucun intérêt esthétique, elle reflète la situation économique des étudiants et nous ramène au tout début de l’histoire des Fallas qui étaient une fête du peuple et des pauvres gens, ce qui aujourd’hui n’est manifestement pas le cas même si tous y participent. Elle est devenue une fête grandiose, organisée et touristique. D—Y a-t-il d’autres fallas, cette année, qui retiennent votre attention? P—Il y en a deux autres. La falla Yecla, située assez loin du centre. Elle est d’un style différent, je dirais un style impressionniste. D—Elle a pour titre El calor de la festa (La Chaleur de la fête). Voici comment on la présente: «Valencia la nouvelle, la moderne, englobe la Valencia traditionnelle et classique. C’est l’expression du contraste et du changement. La Valencia du futur ouvre la voie au XXIe siècle tout en conservant ses racines historiques et ses fêtes, qui sont les marques de son identité.» C’est drôle, dans la revue on ne nomme pas l’artiste. P—Quelquefois, il arrive qu’une falla ne soit pas conçue par un artiste, mais par un petit groupe. D—Une autre chose qui me surprend, c’est que sur la photo de la falla qu’on nous présente dans la revue, on voit des vieux bâtiments et des récents d’accord, mais la batisse principale est ornée d’une grosse étoile de David qui est fendue en deux et ça, on en parle pas dans le texte. Y aurait-il un rapport avec l’Inquisition, ou parlerait-elle d’une situation actuelle difficile pour les juifs? Évidemment, on ne peut pas aller au fond de chaque falla. P—Une autre falla qui sort de l’ordinaire selon moi est celle de Alfredo Ruiz Ferrer, située coin Quart et Palomar qui se nomme Marketing. C’est une falla de «citation» qui emprunte à la toile Les Ménines de Vélasquez. Velasquez, soit dit en passant, a peut-être été témoin des premières fallas avec des personnages au début du XVIIe siècle. D—Voici ce qu’on en dit de cette falla. «Titre: Marketing. «Dans cette société de consommation, on exploite tout ce qui peut promouvoir le gain et les bénéfices. On veut nous faire avaler n’importe quel produit annoncé par un personnage connu. Même les œuvres d’art sont utilisées à des fins publicitaires. On nous impose le dernier cri, on nous vend même les conditions de notre repos éternel. Les responsables de programmation manquant de créativité, nous devons toujours avaler les mêmes séries télévisées.» G—C’est vrai ce qu’il dit, mais là aussi je crois que l’image est beaucoup plus précise que le texte. La revue que tu as là ne fait qu’effleurer le sujet et résume en une ou deux phrases le travail d’une année. D—Est-ce que selon vous, il y a d’autres fallas dignes d’intérêt? P—Mais certainement, toutes ont quelque chose. Chaque falla raconte la vie, les problèmes d’un quartier, et chaque artiste impliqué parle à sa façon. Pepe et Djo se laissent aller à réfléchir sur ces questions et s’abandonnent nonchalamment aux effets du xérès, quand une musique saccadée, une musique de fanfare s’approche. Une parade, un défilé de plusieurs hommes et femmes et une trentaine de garçons et de filles les suivent avec des instruments de musique. D—Pepe, expliquez-moi donc toute cette parade-là. P—Pour bien comprendre les fallas, il faut que tu sois au courant de ce qu’est la commission de la falla. C’est vrai que les fallas naquirent dans les quartiers de la classe ouvrière, et surtout dans le quartier del Carmen où se trouvaient presque toutes les corporations ouvrières. Mais petit à petit, les fallas s’étendirent dans toute la ville. La magnificence des fallas telle qu’on la connaît aujourd’hui a débuté dans la période prospère des années 20. La fête des Fallas qui coïncide avec la San-José se prêtait mal à une célébration religieuse puisque ses intentions sont satiriques, contestataires et provocatrices. Symboliquement, elle appelle à la destruction de tout ce qui dérange. Mais la bourgeoisie l'a convertie en fête commerciale et touristique sous le contrôle de ses propres intérêts. Néanmoins, les Fallas continuent à être organisées et payées librement par les commissions falleras. Une commission de falla est constituée par un groupe de voisins d’une rue ou d’une zone. Ce groupe désigne un président, un vice-président, un secrétaire, un trésorier et détermine les membres de l’assemblée. Cet embryon directif essaie pendant toute l’année et par différents moyens d’amasser la somme d’argent nécessaire à la réalisation de la falla. Dès le premier dimanche après la cremà, il y a ce qu’on appelle l’apuntà. Les voisins s’engagent à payer une somme mensuelle ou hebdomadaire qui leur donnera le droit d’être considéré comme des falleros actifs. Cette habitude existe encore mais tend à disparaître, et on acquiert de plus en plus l’argent grâce à des loteries et des tombolas. On organise aussi à cette fin des spectacles (théâtre, cinéma, bals) et des excursions. Mais généralement, l’argent vient des dons personnels des membres de la commission et de certains riches à qui on décerne le titre de falleros d’honneur. Comme cela n’est pas suffisant, on fait appel à l’arreplegà qui consiste à faire une collecte domiciliaire en février et en mars, où l’on demande sur fond de fanfare et de pétards un don volontaire aux habitants de la zone. On distribue alors des prix: petits drapeaux, fleurs et autres petits objets symboliques. C’est en 1887 que commença l’attribution de prix, alors que le nombre de fallas atteint le chiffre record de 29. À l’initiative de la revue satirique La Traca, on attribua pour la première fois des prix aux meilleures fallas. En 1892, les fallas furent brûlées le 19 au lieu du 18, ce qui fait que la fête dure alors deux jours. Cette année-là, la Société Lo Rat Penat (la chauve-souris) et la Société des beaux-arts attribuèrent aussi des prix. En 1901, le gouvernement municipal créa le premier prix pour la meilleure falla. En 1927, la fête dura trois jours et les prix augmentèrent en nombre. Aujourd’hui on en décerne plusieurs, mais les prix décernés par la mairie aux meilleures fallas selon leur catégorie ne sont pas d’une très grande aide et ne sont le plus souvent que des rubans (palets en argot fallero) et des étendards qui sont recueillis pendant le défilé par les différentes commissions. Quelquefois, un petit montant symbolique y est relié. Il y a cependant des prix pour tout, et c’est difficile de trouver une falla qui n’a pas été primée au moins une fois pour une raison ou une autre. Le travail permanent de la commission des falleros, avec ses réunions constantes au casalet (foyer social fallero), en fait un important noyau social et pendant toute l’année, elle s’occupe d’organiser différents événements folkloriques et culturels. D—Parfait Pepe, j’commence à comprendre la patente. P—Alors, tu vois, dans les parades, il y a les membres de la commission, les falleros d’honneur, la reine de la fête... D—La reine? P—Oui. Depuis 1931, chaque commission de falla élit à toutes les années une jeune fille qui sera proclamée Fallera major, elle représentera et présidera les fêtes de sa falla. Les candidates non-élues formeront la suite d’honneur. C’est au mois de janvier que les demoiselles d’honneur se font élire. La reine de toutes les reines, celle de la Plaza Ayuntamiento, était choisie jusqu’en 1979 par le maire ou la mairesse. Elle est maintenant élue démocratiquement. Tu comprends maintenant. D—Oui, ça veut dire que chaque commission a sa fanfare, sa Fallera major, ses dignitaires, etc. Si on voit passer une parade ici, il doit y en avoir partout dans la ville, des centaines? P—Oui, partout. Et cette année, on a répertorié 370 fanfares et plus de 10 000 musiciens. D—Y a toujours eu de la musique reliée à la fête? P—Oui. Les beignets, les explosifs et la musique ont toujours été indissociables des Fallas. Au siècle passé, on jouait le tabalet i la dolçaina, petit tambour et un genre de petite flûte. Ce duo ne jouait pas seulement aux fêtes des Fallas, mais dans toutes les manifestations populaires au cours de l’année à Valencia. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que les premières fanfares apparaissent. Depuis 1954, on fait la crida (annonce du début des fêtes) du haut des tours de Serranos, mais à l’époque où les Fallas n’étaient qu’une petite fête de quartier, on apprenait que la fête s’en venait quand une troupe de jeunes garçons passait de porte en porte en faisant du bruit et en chantant, pour demander des vieilleries pouvant servir de combustible. Les divers donateurs descendaient dans la rue et la troupe chantante devenait de plus en plus grosse. D—Voici justement les musiciens. Ils ont l’air de jouer un hymne national. P—Effectivement, ils jouent l’hymne régional de Valencia, composé par maestro Serrano. Il a aussi composé le pasodoble (le pas redoublé) El Fallero en 1929 qui deviendra par habitude et par acceptation populaire le thème musical fallero par excellence, on pourrait dire l’hymne des Fallas. Maintenant, ils jouent Valencia, une musique de Padilla. Ces musiques-là, tu vas les entendre et les entendre jour et nuit jusqu’à la fin de la fête. D—Viens, on les suit. P—Non, vas-y toi, si tu veux, on se retrouve demain à la même heure ici. D—D’accord Pepe, garde la bouteille. Hasta mañana. Et Djo s’empresse de dépasser tout le cortège pour bien voir les gens et leur costumes. Les filles sont habillées comme des princesses espagnoles, avec le costume typique coloré des Valenciennes, les cheveux lissés vers l’arrière et maintenus en toques par des peignes, des barrettes travaillées et des épingles couleur or. Elles portent des bracelets, des colliers et des boucles d’oreille. Leurs robes, de couleurs vives, rouge, jaune, sont agrémentées de dentelles et elles portent souvent un châle. Les hommes sont tous en noir, pantalon et petit veston ajustés, attaches et boutons d’or. La parade est composée de personnes de tous âges; on peut voir des petits enfants et même une femme pousser un carrosse en plein milieu du cortège. Tout le monde est joyeux, la musique est entraînante et on sent une fièreté et un attachement à ces coutumes. On ne sent aucun malaise qui pourrait être rattaché au fait «folklore», comme on le sent souvent chez nous. Puis, tous s’arrêtent et la fanfare se met à jouer et à chanter en sautant sur place. Puis, elle entame le second couplet en sautant à cloche pied. Le troisième est chanté et joué assis par terre dans la rue. Au quatrième, tous les musiciens jouent couchés. Ils se relèvent, entonnent une dernière fois leur chanson et reprennent leur route. Djo les regarde partir et remarque que les filles et les gars de la fanfare sont en noir, pantalons et jupes, vestons et cravates. Puis, il décide de se promener en suivant, comme ça, différentes fanfares, car la ville en regorge. Elles ont toutes un caractère particulier, certaines sont plus sérieuses et on ne les verrait jamais en train de jouer par terre, mais toutes sont entraînantes. Maintenant, Djo se dirige vers la mascletà. On pourrait croire qu'on s’y fait, la mascletà, au bout de quelques jours. Bien non, et Djo s’en retrouve encore tout retourné. Après ce typhon sonore, il se dirige vers un bar pour préparer son entrevue avec Agustín Villanueva. Il ne s’en fait pas trop avec Gio qui est au courant du rendez-vous. Puis à cinq heures, il est à la casal Convento Jerusalén 12. Il entre et voit Gio qui est déjà là. La casal est un genre de local impersonnel, un peu cafétéria, avec un bar, quelques rares photos au mur, des banderoles. Ça donne l’impression d’être un local improvisé. Djo se dit que la commission ne doit pas avoir nécessairement de local attitré car après des années et même des siècles, les murs parleraient un peu plus que ça. Ils se commandent un rouge et Agustín arrive. D—Buenas. A—Buenas. D—Ça fait longtemps que vous êtes artiste fallero? A—Une trentaine d’années. D—Vous ne faites que ça? A—Je fais surtout cela, mais aussi des décors de théâtre, de cinéma, des parcs d’attractions, etc. D—Vous vous considérez comme un artisan ou comme un artiste? A—Comme un artiste tout en étant un artisan, ou comme un artisan tout en étant un artiste. Mais je ne fais pas dans l’art d’élite, je ne suis pas un artiste d’élite, ni un artiste de galerie. J’ai fait une exposition dans une galerie à 14 ans, une autre à 18 ans et puis, plus jamais. D—Est-ce qu’on est artiste fallero pour la vie? A—Généralement oui. C’est même souvent une affaire de famille. On peut dire qu’on travaille comme artisan fallero de père en fils. D—Existe-t-il une hiérarchie parmi tous ceux qui travaillent sur les fallas? A—À proprement parler, non. C’est un peu comme au cinéma: toute l’équipe travaille ensemble à un même projet et chacun est important. Mais il reste que l’artiste concepteur supervise l’ensemble du travail. D—Vu que vous êtes engagé par les commissions, ont-elles un mot à dire sur le sujet et la conception de la falla? A—L’artiste fallero qui est engagé par la commission réalise avant tout un projet ou une ébauche de la future falla. Le sujet vient généralement de l’artiste même. D—J’ai entendu dire que maintenant, il y avait des dessinateurs humoristes spécialistes en ébauches de fallas qui ne participent plus à leur fabrication. A—Oui, ça arrive, mais ce n’est pas courant. D—D’accord, alors une fois que le projet est accepté par la commission? A—Une fois le projet accepté, l’artiste fera une maquette en argile ou en plâtre. Il fera également chacun des ninots en argile et en fera des moules. Les artistes réalisent les fallas sur commande. Les commissions des fallas les possèdent. Mais ils ne possèdent pas les dessins, les maquettes et les moules. C’est pour cela que ce sont les commissions qui reçoivent les prix et non les artistes. Les commissions ne choisissent pas le sujet de la falla, mais on doit tout de même répondre à certaines attentes de leur part, à quelques espérances, et elles nous engagent en tenant compte de notre «attitude» passée. La conception des fallas est l’œuvre d’artistes professionnels. Les commissions apportent seulement l’argent. Exceptionnellement, une commission peut imposer un thème, mais sur une centaine de fallas que j’ai réalisées, ça ne m’est arrivé que quelquefois. Le reste du temps, j’ai eu toute ma liberté. D—Y a-t-il parfois de la censure? A—Non, nous sommes totalement libres depuis la mort de Franco. Sauf pour la falla de la Plaza Ayuntamiento. D—Vous travaillez presque toute l’année? A—Pour les grosses fallas, 5-6 personnes travaillent l’année entière et vers les derniers mois, l’équipe s’agrandit à 15, voire 18 personnes. D—J’ai entendu parler des refritos. Quelle proportion de refritos est utilisée pour l’ensemble des fallas? A—Il y a des fallas qui sont entièrement fabriquées avec des refritos, certaines n'en utilisent que quelques-uns et d'autres pas du tout. Dans l'ensemble, on pourrait dire que 80 % des fallas utilisent des refritos. D—Je regardais la liste des fallas et j'ai remarqué que certains artistes en réalisent plusieurs dans une même année. Par exemple, l'artiste Herman Cortès Garcia en a conçu 11 cette année. Est-ce possible? A—Oui, mais ce sont des fallas plus petites, plus simples, qui utilisent des moules des années antérieures. Ces fallas sont dites artisanales. On fait du troc de moules entre les artistes falleros et on en modifie la position. Elles sont faites par des artisans ou des jeunes peintres et sculpteurs qui ont un bac en art, qui sortent de l’université. D—Ce sont les artistes qui décident si la falla utilisera des refritos ou non? A—C’est uniquement une question d’argent. Les fallas les plus grandes sont de commissions qui ont le plus d’argent, venant de quartiers plus riches. Les fallas plus petites coûtent au plus 1 million de pesetas (10 000 $ CA). Les plus grosses, originales, comme par exemple celle que j’ai réalisée cette année, coûtent 16 millions de pesetas (160 000 $ CA). En tout, cette année, juste pour la construction des fallas, ça a coûté environ 600 millions de pesetas (6 millions$ CA). D—La falla que vous avez faite cette année, El Circo de la Vida, contient des refritos? A—Cette falla est entièrement originale, comme d’ailleurs toutes les grosses fallas. D—Parlez-moi des fallas en général, le propos, le but actuel. A—La philosophie même des fallas est de nettoyer socialement ce qui est considéré comme mal fait dans la société. Anciennement, il y avait moins de choses à critiquer; on critiquait au niveau de la rue, du quartier. On critiquait les commerçants, ceux qui prêtaient de l’argent. La critique était limitée. Maintenant elle est rendue internationale car en ce moment, on a plus de relations avec les autres pays dans le monde. La Russie et l’Amérique sont très visées par la critique. Au niveau national, la critique va au gouvernement centraliste de l’Espagne. On dénonce les politiques qui ne satisfont pas. Mais ça change tous les ans; ça dépend de la situation du pays. Comme il y avait des élections cette année, beaucoup de fallas ont utilisé ce thème. D—En 30 ans comme artiste fallero, est-ce que vous avez déjà eu à faire la falla de la Plaza Ayuntamiento? A—Celle de la Plaza? Non. C’est par un concours que l’artiste est choisi pour la faire. Il doit généralement avoir le carnet du parti politique au pouvoir et répondre à certaines conditions et exigences de ce parti. Le gouvernement au pouvoir aide ses artistes. D—Ses artistes? A—Oui, le gouvernement au pouvoir choisit les artistes qu’il aidera. Moi, je n’ai pas de carnet du parti. Mais pour l’année qui s’en vient, je crois que j’ai des chances parce qu’il y a un nouveau gouvernement qui n’a pas encore d’artistes et il a dit qu’il n’exigerait pas de carnet. J’attends mon tour mais je sens que bientôt, je serai favorisé. D—Les prix? A—Il y a différents prix pour les meilleures fallas. Selon moi, le seul intéressant est le premier prix des grandes fallas de la section spéciale. D—Cette année, vous avez obtenu le troisième prix de cette section. Est-ce que vous êtes content? A—Cette année, j’ai obtenu la troisième place et c’est la «ruine», je suis très déçu. À tous les niveaux, c’est comme si je n’avais rien gagné, monétairement comme pour le reste. Je voulais la première place ou rien. D—Mais, on m’avait dit que les montants reliés aux prix n’étaient que symboliques et que de toute façon, les prix allaient à la commission et non aux artistes. A—On pourrait dire cela, sauf depuis quelques années pour le premier prix. Si on l’avait gagné, mon équipe et moi, la commission nous aurait accordé un salaire plus intéressant. Mais le troisième prix, ça vaut même pas la peine d’en parler. D—Mais vous, êtes-vous content de votre falla? A—Bien, normalement mon travail a une forme de continuité. Il y a deux ans, j’avais fait une navette spatiale partie de la terre parce que la terre était brûlée et l’année dernière la navette arrivait sur une planète de dinosaures. D—Et cette année? A—Justement, je n’ai pas pu continuer la ligne que je poursuivais, car la commission pour laquelle je travaillais, la commission Convento Jerusalen, voulait une falla classique. D—Est-ce que les fallas classiques plaisent plus, attirent plus de monde? A—Du tout, tu vois, l’an dernier 1 200 000 visiteurs sont venus voir ma falla car elle était plus spectaculaire, et cette année seulement 300 à 400 000 visiteurs. D—Mais comment fait-on pour évaluer le nombre de visiteurs? A—On ne calcule pas les gens qui regardent de loin la falla, mais seulement ceux qui prennent des billets et pénètrent à l’intérieur des barrières pour visiter de près. D—L’année prochaine? A—Je ne veux plus travailler pour cette commission. Si tu veux, je te la laisse4 (en riant). D—Mais est-on sûr comme artiste fallero d’être choisi chaque année par une commission? A—Non, on ne sait jamais. D—On pourrait peut-être sortir et aller voir votre falla pour que vous nous expliquiez sa signification au complet et en détail? A—D’accord, mais pas aujourd’hui. Je dois partir, j’ai aussi une autre falla dont je dois m’occuper dans le quartier del Carmen. D—Cette année, vous avez réalisé une autre falla avec une autre commission? A—Oui, une falla expérimentale si je peux m’exprimer ainsi. Elle est beaucoup plus petite. La commission avait très peu d’argent. C’est une structure en bois rond dans laquelle il y a plein de choux-fleurs qui représentent chacun des personnages ou des objets faisant des jeux de mot ayant comme préfixe «choux»5. Alors, on se donne rendez-vous demain ici à la même heure, d’accord? Gio et Djo se retrouvent dans la casal et malgré le départ de Agustín, ils y passent une heure ou deux. Il y a un va-et-vient de personnes, des musiciens, des enfants, des travailleurs, des filles en robes longues, des reines et des princesses, des falleros et des falleras de toutes sortes. À une table à côté, on joue aux cartes. Sur un mur, certaines dates importantes concernant les commissions falleros leur apprennent, entre autres, que c’est en 1928 que fut créé le premier comité central fallero et les premiers défilés dans les rues pour aller chercher les prix. En 1939, le comité central devint la Junta Centrale Fallera et c’est en 1943 que cette junte centrale créa le prix Bunyol comme récompense donnée aux personnes ou groupes qui se démarquent le plus par leur appui ou leur travail pour l’élaboration des fallas. En 1944, on établit le premier règlement fallero; en 1946, les Fallas furent déclarées fêtes d’intérêt national; en 1952 a lieu le premier congrès fallero; en 1965, les Fallas étaient déclarées fêtes d’intérêt touristique et en 1980, eut lieu le sixième congrès fallero et l’adoption du nouveau règlement fallero. D—Ouain! Y commence à y avoir toute une structure. C’est rendu tellement gros. G—Deux millions de touristes, c’est quelque chose. Tiens, j’ai lu des petits trucs, des potins à ce sujet-là: en 1961, on crée les premiers bateaux falleros en provenance d’Amérique du Sud. En 1963, on ouvre des paradores (des relais), sorte d’auberges falleras maintenant disparues et qui ont hébergé différents artistes comme Xavier Cugat, Abe Lane, Johnny Halliday, Edith Piaff, Juliette Gréco et Marlène Dietrich. D—Impressionnant, mais dis-moi donc, Gio. Pendant que j’étais avec Pepe ce matin, qu’est-ce que t’as fait de bon? G—Bien, j’me suis promené, j’ai vu pas mal de filles avec des bouquets de fleurs. L’ofrenda del flores est commencée depuis aujourd’hui. D—Oui, demain on va les suivre pour savoir où elles vont. Puis, il y a Pepe qui va toute nous expliquer ça. Ils sortent et traînent ici et là le restant de la nuit en se contant des peurs. Jusqu’au petit matin à la despertá où ils se rendent au parc pour rencontrer Tio Pepe. D—Hola! G—Hola! P—Hola! G—Pepe, on se d’mandait si tu pouvais nous parler un peu de l’ofrenda de flores. P—Certainement. L’offrande des fleurs à la Vierge des Desamparats, patronne de Valencia, est relativement nouvelle. Elle date des années 1940 et fût instaurée par Clemente Cerda qui était à ce moment président de la Junta Central Fallera. L’offrande se faisait le 18 mars, mais récemment on y a rajouté le 17, vu l’ampleur de l’événement. Il y a environ 200 000 participantes. Accompagnées de la fanfare de leur falla respective et de tous les dignitaires et membres rattachés à la commission, toutes les femmes se rendent jusqu’à la façade de la Basilique de la Vierge et insèrent leurs bouquets de fleurs dans un treillis pour former un immense tapis de fleurs. Ce tapis pèse à la fin 25 tonnes et demeure en place même une fois les fallas terminées, jusqu’à ce que les oeillets se fanent complètement. Toutes les Valenciennes sont impliquées. Pendant deux jours, c’est un défilé coloré, théâtral et musical continuel. Venez, il y en a déjà qui se dirigent vers la place de la cathédrale. Si vous voulez, on va les suivre. G—D—Bien d’accord. P—Vous voyez comment elles sont habillées et peignées. Elles passent un temps incroyable durant l’année à confectionner leur robe et celles de leurs enfants, et vous pouvez imaginer le temps qu’elles passent à leur coiffure et leurs parures. Ils arrivent à la place de la cathédrale. Vaste espace clos, bordé d’un côté par la cathédrale et des autres par différentes bâtisses de deux ou trois étages à partir du toit desquelles on a fixé des treillis qui descendent jusqu’à terre. Des hommes, dans des longues échelles, reçoivent les bouquets lancés par les filles venant faire leur offrande. Ils insèrent les bouquets dans les treillis et tissent petit à petit ces extraordinaires tapis floraux. Au milieu de cette plaza, une statue gigantesque représente la Vierge tenant son Enfant. Elle fait une quinzaine de mètres de hauteur. Son manteau et sa robe sont également composés de fleurs apportées par les Valenciennes. Le spectacle est de taille, et quoique ce soit pour la fête de la Saint-Joseph, c’est la seule allusion religieuse de tout l’ensemble des Fallas. Le temps file et nos trois lascars se dirigent vers la plaza pour la mascletà. D—Gio, y a d’plus en plus d’monde? G—Oui, pis on sent l’effervescence monter à chaque jours, une chance que ça se termine demain parc’que j’ai l’impression que ça sauterait. P—Mais ça va sauter. D—Oui, mais ce que j’ai r’marqué, c’est que toute l’énergie n’est pas reliée à une rage, ni à une agressivité. P—Certainement pas, il ne faut pas oublier que cette fête est purificatrice. D—Mais quand même, elle se veut contestataire et revendicatrice. P—Djo, je crois que si les Fallas te font au moins réfléchir là d’sus, ça aura valu la peine que tu viennes. Maintenant je vous laisse. Adios muchachos. Hasta mañana si le cœur vous en dit. D—G—¡Adios, Tio Pepe! G—Tu viens Djo, on va vers la Plaza Convento Jerusalén pour revoir Agustín. Ils se rendent à la casal et Agustín y est déjà. D—G—A—¡Hola! A—On continue? D—Oui. Alors ce que nous aimerions, c’est que vous nous expliquiez en détail la signification de votre falla. A—Bon d’accord, on sort dehors voir ça. Mais premièrement, je dois préciser que je ne l’ai pas conçue seul. Cette année, Alberto Rajadell était avec moi; il ne pouvait malheureusement pas venir aujourd’hui. Cette falla est politique. D’une façon satirique, en empruntant l’imagerie du monde du cirque, elle traite d’une situation politique actuelle. D—Ce qui frappe le plus au premier coup d’œil, ce sont les éléphants. Que représentent-ils? A—Les trois éléphants qui font des pirouettes tout en se maintenant en équilibre représentent les tours de force que doit exécuter un groupe politique pour subjuguer, surprendre et impressionner les électeurs, les partisans et aussi les adversaires, les membres d’autres groupes politiques. D—Les singes maintenant? A—Les trois singes conduisent une auto et annoncent le spectacle de cirque ou, si l’on veut, la venue des prochaines élections, l’auto étant la machine électorale. Ici, il y a une allusion aux trois singes classiques: l’un s’empêchant de parler en mettant les mains devant la bouche, l’autre se bouchant les oreilles et le troisième se cachant les yeux et représentent la direction aveugle, sourde et muette de la politique. En même temps, il n’y a que celui qui se couvre la bouche qui a gardé sa position. Ils symbolisent le peuple qui peut voir et entendre, mais doit se la fermer. D—Ensuite, il y a un pont. A—Oui, l’automobile descend une côte qui mène au pont de Calatrava [de l'ingénieur valencien Santiago Calatrava] et, tel un rouleau compresseur, écrase tout sur son passage et notamment des roses. D—Pourquoi des roses? A—Les roses sont le symbole du Parti politique socialiste. G—Bien oui! D’ailleurs, ça m’a toujours fait penser à une certaine famille du Québec. Mais continuez. A—Le Parti populaire de droite (PP) vient de l’emporter aux dernières élections. Ce qui se passe ici en Espagne, c’est que, quand il y a un changement de gouvernement, le nouveau gouvernement rejette en bloc ce qu’a fait le précédent, que ce soit de bonnes ou de mauvaises réalisations. C’est un renouvellement total, mais qui nous fait perdre énormément de temps et annihile la totalité des mesures progressistes qui ont pu être amenées par le parti précédent. Alors le PP (qui fait la même chose que le parti socialiste avait fait antérieurement avec les autres partis) est au volant du rouleau compresseur et écrase les projets socialistes importants, même si ces projets sont bons. Par exemple, dans le petit village de Sagunto, à une vingtaine de kilomètres d’ici, il y a un théâtre romain. L’héritage romain est extrêmement présent dans ce village dont le nom vient de ce Sagunto qui en 219 av. J.C., aida Hannibal et de ce fait, s’allia avec Rome. Le PSOE, parti sortant, a reconstitué, rénové, restauré le théâtre romain, mais le PP dit qu’il est mal fait et qu’il faut recommencer à neuf. Un autre projet du parti socialiste rejeté par le PP, c’est la Cité des sciences, un projet incroyable. Maintenant on ne veut plus mettre d’argent pour le finir. D—Les clowns? A—Je dois te dire tout d’abord qu’ici, clown est un qualificatif souvent utilisé pour désigner certains personnages publics et particulièrement politiques. C’est un parallèle avec le cirque de la vie, un parallèle entre les clowns et les politiciens. Il y a aussi cinq figures qui représentent les cinq politiciens les plus représentatifs d’Espagne qui font la lutte pour le pouvoir. Tu peux reconnaître entre autres Felipe González (PSOE), José María Aznar (PP) et Rita Barberá, la mairesse de Valencia, les uns essayant d’accéder au pouvoir et les autres en train de se faire des vacheries. La mouette étant le symbole du PP, les nids de mouettes représentent la jeunesse espagnole de droite (la nouvelle jeunesse aznarienne), qui envahit la roseraie du parti socialiste. Ensuite, il y a de petits escargots avec des turbans mauves qui représentent les communistes. Entre les mouettes et les escargots se crée un langage pour qu’ils puissent s’écœurer mutuellement. D—Le personnage qui se trouve dans un congélateur, qui est-ce? A—C’est González Lizondo, fondateur du parti centre-droite de l’Union valencienne (UV). Il prétend passer à la postérité par l’hibernation, attendant que d’ici quelques siècles, on le décongèle et qu’alors, on le comprenne. D—Et la pergola? A—Le petit kiosque représente la Junta central fallera. Des porte-drapeaux et des porte-étendards multicolores défilent face au parlement de Valencia (Generalitat). Notre Président attribue des médailles de pacotille à ses prédécesseurs pendant qu’il prépare lui-même sa propre médaille aux nombreux carats. D—Et tous les autres personnages? A—Bien, la vie continue. Une vie où nous trouverons en parallèle les majorettes en mini-jupe que nous pouvons contempler quotidiennement dans la rue ou au bureau, le grand hypnotiseur Je-Te-Vois, les mages spécialistes en disparition, les avaleurs de feu et les femmes à barbe. Il y a aussi les sauts sur les urnes qui servent de trempoline et d’où on retombe sur les épaules de gardiens de buts essayant de se maintenir en équilibre, les doubles ou triples sauts sans filet et souvent mortels que certains vont faire à partir du trapèze du gouvernement, la dompteuse de fauves footballistiques et finalement le défilé interminable des clowns qui nous entourent de partout, et tout cela au son de la grosse caisse et des cymbales des moyens de communication. D—Les personnages habillés de toile? A—Ils représentent le cirque lui-même, les chapitaux, les tentes et le côté nomade. D—Vous faites également un rapport avec le théatre. A—Oui, dans le théâtre qui se trouve à Sagunto, se joue la pièce de Shakespeare dans laquelle Hamlet au lieu de se poser la fameuse question: «être ou ne pas être», se demande s’il doit faire, défaire ou refaire. Rapport direct avec la politique que je viens de t’expliquer. Il y a aussi une allusion à une pièce de Calderón qui a pour titre La vie est un songe. Moi, je dis plutôt que la vie est un cirque. D—Mais, dis-moi? Est-ce que tu trouves que c’était mieux avant, avec le gouvernement socialiste? A—Bien, le PP est évidemment plus conservateur et le PSOE est plus progressiste. C’est à peu près pareil, mais je suis favorable au parti le plus progressiste. D—C’est le cas de la majorité des autres artistes? A—La plupart des artisans falleros sont de droite, conservateurs, et les artistes, les créateurs falleros, sont de gauche. D—Donc, c’est un peu une régression depuis le venue au pouvoir d’Aznar? A—Eh! Bien non, car le PP a été élu minoritaire et pour gouverner, il a fallu qu’il se trouve des partenaires. Les seuls arithmétiquement profitables étaient des partis nationalistes comme le PNV (Parti nationaliste basque) et le CIU (Parti catalan). Évidemment, cette association ne se fit pas sans remous puisque la campagne électorale d’Aznar, président du parti de droite, était axée principalement contre les autonomistes. Mais les Catalans et les Basques se retrouvent maintenent en bonne position de marchandage. D—Et les Valenciens? A—Ce que le parti autonomiste de la Catalogne peut obtenir sert inévitablement aux Valenciens, c’est le même travail. D—Pourriez-vous nous parler de d’autres fallas que vous avez conçues? A—En 1995, j’ai réalisé une falla qui illustrait une vie hypothétique sur une planète qui aurait existé il y a soixante millions d’années. La falla représentait une planète jumelle de la terre: la planète bleue gouvernée par des dinosaures. Sur cette planète est atterrie une navette de passagers espagnols. Toutes les composantes de la falla étaient des dinosaures, il n’y avait pas d’homo sapiens. D—J’ai vu de très belles photos de la falla que vous avez réalisée en 1989 sur la Plaza Na Jordana. Pourriez-vous nous en parler? A—Oui, elle avait pour titre Mediterranees. Pour cette falla, je me suis inspiré de la beauté des couleurs du Carnaval de Venise au XVIIe siècle. Sur les immenses vagues humanisées en quatre têtes et représentant quatre grandes civilisations, les Ibères, les Égyptiens, les Arabes et les Grecs, se trouve un couple de pauvres pêcheurs apeurés par les invasions. Nous, les habitants de la Méditerranée, savons goûter au jus de la vie, ce qui est plus difficile et important que de produire comme des nouveaux riches. Alors que les «envahisseurs» du Nord savent le faire. Les coutumes étrangères transmisent par ces envahisseurs, finissent par dégrader l’environnement. Elles interfèrent même dans les breuvages, dans la musique. On leur doit les discothèques, les aliments en conserves, les rhum-and-cokes, les lumières de néon, etc. La masse des gratte-ciel construits au bord de la plage empêche le soleil d’arriver jusqu’au baigneurs. Avec la trépidante musique des discothèques, il ne reste plus de place pour les rythmes autochtones de chaque pays. Le cinéma méditerrannéen s’oppose à l’invasion des salles de cinéma par des films américains. Dans la falla, les trophées de cinéma, comme le Lion d’or de San Marcos, la Palme d’or de Cannes, les Goyas, les Césars, les Davids s’opposent aux Oscars. C’est en gros ce que représentait cette falla. D—Fantastique, Agustín. Cette falla aurait été d’appoint, elle aurait fait plaisir et fait réfléchir beaucoup de gens si elle avait pu être installée chez nous. Elle y serait encore très actuelle aujourd’hui. D—G—Merci beaucoup Agustin. J’espère qu’on aura la chance de se revoir. A—Bien, justement, je vous invite demain à la Nit de Foc. D—La Nit de Foc? A—Oui, c’est en valenciano, ça veut dire: la nuit du feu. Alors, on se rencontre, moi et des amis, entre autres des artificiers et des artistes qui ont participé à produire la falla El Circo de la vida. Ce qui est intéressant, c’est qu’en plus de rencontrer ces gens-là, vous aurez un point de vue exceptionnel sur le brasier, puisque l’appartement dans lequel a lieu cette soirée n’est pas loin et vis-à-vis la falla. On regardera le spectacle du balcon du 3e étage. Ça vous intéresse? D—On pouvait pas d’mander mieux. A—Alors, hasta mañana. D—G—Hasta mañana. Nos deux chanceux sortent, le grand sourire aux lèvres, et s’en vont se taper un p’tit boire en jasant. G—Dis-moi, Djo? Quand on regarde tout ça, pour le commun des mortels ou pour des néophytes comme nous, le message et la symbolique de chaque falla ne sont pas évidents de prime abord. Tu penses pas que le côté caricatural et même quelquefois Walt Disney (même si tu n’est pas d’accord), ça nuit au sérieux du message? D—T’abordes ici un problème face à l’art en général. Qu’on utilise l’humour, le sarcasme ou n’importe quelle autre forme, l’art, ça reste accessible qu’à celui qui s’attarde à vouloir comprendre la signification de l’image et qui veut pénétrer ses secrets. Le même problème existe pour toutes les formes d’art. G—Tant qu’à ça, t’as raison. Mais c’est peut-être pire avec l’humour. D—Peut-être. Ça me rappelle une fois, il y a deux ou trois ans, j’avais vu à la télévision une émission de Rock et Belles Oreilles dans laquelle ils avaient fait une parodie de l’hymne national du Canada qu’on nous passe chaque soir pour marquer la fin de la diffusion des émissions à Radio-Canada. Alors, c’était la même chanson, chantée de la même manière, mais au lieu des petites images cul-cul et gentilles qu’on nous passe habituellement, ils avaient montré tout ce qui avait été mal au pays dans l’année: les injustices, les magouilles, etc. J’avais trouvé que c’était une grande œuvre de dénonciation, c’était touchant et déchirant. Mais j’ai douté de l’efficacité du véhicule et me suis dit que la majorité du monde qui regardait ça, malgré la tragédie du message, devait rire. Nos deux amis perdent un peu de leur sourire mais la nuit est belle, les fallas donnent le meilleur d’elles-mêmes et les pétards, la musique et les feux d’artifice font qu’ils passent une nuit émerveillés comme les enfants qu’ils sont. Et, quand ils entendent la despertá et qu’apparaissent les premiers rayons de soleil, ils ressentent un bien-être physique et mental, mélange euphorique de fatigue et de sensations fortes. Pepe arrive avec un petit livre dans la main. D—G—Salut, Pepe. P—Je vous ai apporté un llibret. C’est une petite revue de poésie d’une cinquantaine de pages, quelquefois plus, quelquefois moins, dans laquelle un poète écrit sur une falla. G—Y en a beaucoup comme ça? P—Presque toutes les fallas en ont un. G—Vous voulez dire qu’avec chaque falla, à chaque année, on imprime un livre de poésie? P—Oui. Dans chaque petit livre, on donne une explication de la grande falla et de la falla infantil. Un poète écrit longuement sur les deux sujets. La revue contient aussi le nom des organisateurs et de la reine de la falla. Un poème est écrit en son honneur et en l’honneur de la jeune reine de la falla infantil. On donne aussi un programme des fêtes du quartier et le nom des différents membres de la commission. La poésie de ce llibret est toujours écrite en valenciano. Mais les explications globales sont souvent en espagnol. G—Ça fait bien des années que l’on produit ces llibrets? P—On dit que dès les premières Fallas, on écrivait des vers en s’inspirant de vieilles légendes pour les expliquer. De là découle le llibret et toute la littérature fallera. Les premiers vers burlesques falleros datent de 1788, mais le plus ancien llibret de falla que l’on connaît date de 1855 et a été écrit par le poète Joseph Bernat i Baldovi sous le titre de El conill, Vincenteta i don Facundo pour la falla de la Plaza Almundin. Ce llibret (des feuilles formaient un petit cahier à la manière d’un ancien libelle) était attaché près de la falla pour ceux qui voulaient le lire. On le vendait aussi sous le cri bien connu des Valenciens et Valenciennes: «Cinc centims val el llibret, amb tota l’explicació i relació que conta la falla». Aujourd’hui, comme vous pouvez le constater, ces petits cahiers s’impriment très luxueusement et avec beaucoup d’annonces publicitaires. En 1952, Cifesa, productrice de cinéma, créa des prix pour les meilleurs llibrets et aussi le prix du Pasodobles pour la meilleure fanfare. Soit dit en passant, on décerne aussi un prix pour la meilleure affiche. C’est celle qu’on choisit pour annoncer la fête. D—Fantastique tout ça. Mais pour en revenir aux llibrets, est-ce qu’on les répertorie? P—Non, pas systématiquement du moins, mais si on l’avait fait depuis le début, on aurait en poésie la vraie histoire du peuple valencien et en détail, quartier par quartier. Ce serait extraordinaire. Mais là n’est pas toute le littérature fallera. En 1857 apparaît la première revue fallera, El infern, qui ne traite pas seulement d’une falla mais des Fallas en général. Ensuite viendront de nombreuses revues falleras comme Impresiones de Manuel González Marti qui reproduisait déjà en 1905 les ébauches ou les dessins des fallas. En 1912, apparaît Pensat i fet, une revue reconnue par la qualité de ses collaborateurs littéraires et artistiques. Mais en 1921, El Fallero lui damnera le pion en apportant une plus grande information touristique des Fallas. Voici quelques noms de revues qui parurent au moins pendant quelques années: El Bunyol, Carcasa Fallera, El Petardo, La Fallera, Flames, Foc y Flama. Aujourd’hui, on édite trois revues falleras: El Coet, Festivitats et El Turista Fallero qui est la doyenne et la plus importante, avec plus de 40 ans de vie. Il y a déjà eu des journaux falleros: en 1888, sortit Aranya negra, premier journal d’information sur les commissions falleras. Mais depuis 1950, ce genre de publication a disparu. Il y a aussi, depuis 1940, Libro Fallero, édité par la Junta Central Fallera et qui est un annuaire officiel des Fallas. G—Et le théâtre? P—Les fêtes des Fallas, c’est un théâtre de rue continuel. Il y a eu cependant quelques pièces au sujet des Fallas. La plus vieille connue est la pièce de Eduardo Escalante, présentée en 1870; elle fut jouée au théâtre Princesa de Valencia et s’intitulait La falla de Sant Josep. D—Pepe, t’es une vraie encyclopédie. G—Le temps passe, allons-nous écouter notre dernier concert, notre dernière mascletà? J’aimerais qu’on soit plus proche que les autres jours. P—D’accord, allons-y tout de suite dans ce cas-là. D—T’es au courant, Pepe, qui est l’artificier de la mascletà aujourd’hui? P—Oui, c’est la firme Caballer de Godella. C’est la firme la plus cotée. Vincente Caballer en est le principal responsable. D’ailleurs, un des plus grands artificiers fut Brunchú de Codella, un des frères Caballer. Ça fait longtemps qu’ils sont dans les pétards ceux-là. Je lisais dans le journal qu’aujourd’hui la mascletà ne durera que cinq minutes, mais utilisera plus de 120 kilos de masse explosive. G—Ça devrait faire son p’tit effet. P—Oui, et aujourd’hui, jour de la dernière, on pourra voir sur l’estrade d’honneur les hauts dignitaires habituels, la mairesse de Valencia, Rita Barberá, Elena Muñoz, fallera mayor de Valencia, mais aussi le roi et le reine d’Espagne, Don Juan Carlos et Doña SofÌa, et José María Aznar, le principal dirigeant du PP et président du gouvernement. G—Ouain! C’est pas d’la p’tite bière. P—Pardon? G—Heu... la haute gomme quoi. P—N’est-ce pas? D—C’est pas cette année qu’on interdirait la fête. P—Non. Attention! Ça commence bientôt. G—On a jamais été si près. D—On va recevoir ça en plein dans l’ventre. Et BANG! Ça commence. Ils s’abandonnent et la pétarade les frappe et les traverse de part en part. Au bout de cinq minutes, ils se regardent hébétés quelques instants et un grand sourire leur vient à tous les trois, comme si ça agissait cette fois à retardement. G—Comment on va faire les prochains jours, Djo? C’est sûr qu’on va être sur un manque. D—Bof! Oui, c’est certain, mais pas seulement à cause des mascletàs. Les voyages, en général, c’est comme ça. On est tellement réceptifs en voyage: tout ce nouveau qui nous arrive sans qu’on ait à s’en mêler ou à forcer les choses. Après, quand on arrive chez nous, le nouveau c’est à nous de le faire, puis là, tu pognes un down, c’est sûr. En plus, tu compares la place où tu étais avec la place où tu es maintenant, d’une façon très subjective. Mais, Gio, c’est pas fini, il nous reste la journée puis le plus gros de la fête: la cremá, la nit de foc. G—T’as raison, Djo. D—Voilà! Puis pour commencer, je l’sais pas si tu t’rappelles, mais on a deux billets pour aller voir une corrida. G—Bin, j’y vais pas. D—Tu vas être venu en Espagne, puis t’auras pas assisté à une corrida? Parles-y, Pepe. P—Laisse-le Djo, s’il ne veut pas, c’est son affaire. D—D’accord. Et toi Pepe? P—Non, j’vais me promener un peu avec Gio, on te retrouvera à la sortie de l’arène. D—D’accord. Hasta luego. G—P—Hasta luego. Gio et Pepe se promènent et Djo va voir la corrida. Ils se rencontrent à la sortie. G—Puis, Djo? P—J’vous laisse, amigos. À un de ces jours peut-être. D—Salut Pepe, une chance que t’étais là, on serait passé à côté de tellement de choses. P—C’est le rôle de Tio Pepe, amigos. Adios. D—G—Adios. G—Pis Djo, raconte. T’as-tu aimé ça? D—Bin, disons que aimé, c’est pas tout à fait le mot que j’emploierais. G—Tu peux-tu me dire un peu ce que t’as ressenti. D—Disons que les sentiments varient beaucoup selon que tu te mets dans la peau du taureau, du toréador, du public espagnol ou du touriste nord-américain. Comme les billets pour une corrida, c’est pour voir six combats un après l’autre, j’ai eu le temps de bien ressentir chacun des points de vue. C’est une longue histoire, j’te conterai ça une bonne fois6. Mais j’ai une devinette pour toi. G—Quoi? D—Qu’est-ce que tu penses qu’ils font avec les taureaux morts? G—Aucune idée. D—C’est une tradition, ils découpent la viande et la donnent aux moins nantis de la ville. G—A doit être coriace! D—Oui, mais six taureaux par jour, ça fait quand même de la viande. Viens, on va se promener, c’est la dernière chance qu’on a de voir les fallas, ça va brûler bientôt. G—Bien oui, puis notre dernière soirée à Valencia. Sais-tu Djo, j’ai trouvé ça extraordinaire d’un bout à l’autre depuis qu’on est ici, mais y reste que ça va faire du bien de se reposer un peu les pieds et les oreilles demain. Parce qu’une semaine complète, 24 heures par jour, à entendre des pétards, mettons que c’est une expérience auditive épuisante. D—D’accord avec toi, Gio. Il est environ neuf heures trente du soir et nos deux p’tits copains s’arrêtent devant une falla infantil où les préparatifs en vue de la cremá vont bon train. On installe une mèche qui va d’un côté de la rue jusqu’à la falla, plusieurs pétards et sacs de poudre y sont rattachés. On a mis des clôtures de métal faisant un cercle d’environ une vingtaine de pieds de diamètre autour de la falla. Puis, une jeune fille vêtue de ses plus beaux atours, la Fallera major infantil, s’avance, traverse la barrière et prend un des personnages, c’est Mickey Mouse. En effet, la falla traite du cinéma pour les jeunes. Le thème du cinéma revient dans plusieurs autres fallas puisque cette année, on fête son centième anniversaire. Alors, elle prend le Mickey et l’emmène avec elle. C’est le ninot indultat, celui qui est sauvé et qui ne sera pas brûlé. Tout le monde autour applaudit. Alors un homme s’avance muni d’un bidon d’essence et asperge entièrement la falla et se retire. Sur le coup de dix heures, par un geste protocolaire, on allume un bout de la mèche et l’étincelle court allumer pétard après pétard jusqu’à la falla qui prend en feu. Les flammes attaquent lentement la falla, pour petit à petit la lècher entièrement et l’on distingue au milieu de ce brasier différentes têtes de personnages de dessins animés bien connus de tous, mais aussi certains héros espagnols moins connus de nous, comme Mortadello y Filemón. Si l’on fait abstraction du bruit des pétards qui vient des autres rues, le tout se déroule étonnamment dans un silence qui n’est entrecoupé que par des applaudissements sporadiques quand certaines figures tombent ou disparaissent totalement dans le feu. Puis, au bout d’environ trois quarts d’heure, tout est consumé. G—Y a quelque chose de triste, tu trouves pas, Djo? D—Oui, mourir, c’est partir un peu. Mais, viens, on va aller à l’adresse que nous a donnée Agustín. Ils s’y rendent difficilement car la foule est très dense dans les rues avoisinant les quelques grandes fallas de la section spéciale. Mais ils y arrivent enfin et sont accueillis par Agustin et ses amis Jesús, Brisca, Juan et plusieurs autres qui ont travaillé à l’élaboration de la falla ou en sont les artificiers. G—D—¡Buenas! D—Alors, c’est la grande nuit? A—Oui, venez sur la balcon, ça va commencer bientôt. Ils y vont. Dehors en bas, c’est noir de monde, et tous veulent se rapprocher le plus possible des barrières qui cette fois empêchent complètement les gens de circuler sur la petite place. Les bâtisses autour sont toutes d’environ six étages, la falla se dresse au centre et les dépasse en hauteur. Plusieurs pompiers sont installés, tenant des boyaux d’arrosage. Puis, une première détonation se fait étendre, suivie de plusieurs autres et une ligne de feu part pour aller allumer des grosses lettres épelant «Convento Jerusalén», le nom de commission de cette falla. Les pétards sautent de toutes parts, et la ligne de feu se rend jusqu’à la falla qui s’enflamme doucement, alors que s'élève la clameur de la foule. Les flammes montent et quelquefois, une certaine partie éclate et Juan se met à rire. G—Dis-moi, Juan, comment ça se fait que ça éclate comme ça? J—Bien, vois-tu, j’ai caché des charges de poudre à l’intérieur de la falla et quand le feu y arrive, ça pète. Le feu continue et une épaisse fumée noire s’en dégage. La foule doit reculer car, en dedans d’une centaine de pieds de la falla, c’est trop chaud et impossible à endurer. Les pompiers arrosent les bâtisses continuellement pour ne pas qu’elles ne prennent en feu. Tout le ciel devient noir de fumée. D—Ça n’a jamais changé depuis le début des grandes fallas? On utilise toujours les même matériaux? A—Il y a vingt ans, les matériaux n’étaient encore que du carton et du bois. Aujourd’hui, on utilise beaucoup le polyurèthane, la fibre de verre, etc. Produits nouveaux, faciles à travailler, légers et inflammables. G—Et sûrement hautement toxiques quand ils brûlent. Qu’en disent les écologistes? A—Il y a un manque de connaissances de la part des écologistes quant aux matériaux utilisés. On critique beaucoup les matériaux modernes. Le polyurèthane contaminait beaucoup il y a quelques années; aujourd’hui le polyurèthane utilisé a moins de densité, est inoffensif, contamine moins. La fibre de verre contamine beaucoup, mais elle contamine moins de nos jours qu’il y a dix ans, on peut même la recycler. Les autre matériaux comme le liège blanc contaminent peu. Le bois et le carton, pas du tout. Pendant ce temps le brasier prend de l’ampleur. Gio en tournant la tête aperçoit d’autres lueurs et la formation d’autres nuages dans le ciel. G—C'est vrai, toutes les fallas brûlent en même temps. B—Oui, 370 feux gigantesques. Si un avion survolait en ce moment Valencia, les passagers pourraient croire que la ville entière est en train de brûler. Environ une heure a passé et le feu diminue, les pompiers continuent d’arroser les maisons et la foule se disperse. Alors d’un commun accord, l’équipe sort dehors pour aller voir le peu qui reste, les dernières cendres. G—C’est triste, non? A—Mais pas du tout, c’est fantastique, tout est brûlé et en plus, demain, on peut se reposer. Moi, ça me rend joyeux. Jesus—Moi aussi, en plus, tout le monde est vraiment fatigué, épuisé. Je crois que la ville entière est contente que tout soit terminé. Et tout ça appelle le renouveau. Brisca—Bien moi, je comprends, mais je trouve ça quand même un peu triste. Et sur cette note, ils se laissent. Tout le monde va se coucher, sauf Gio, Djo et les travailleurs de la ville engagés pour nettoyer, afin qu’absolument rien ne paraisse au lever du jour. Nos deux zombies traînent leur savates à travers la ville en regardant les camions, les pelles mécaniques et les balais faire le grand ménage du printemps. Vers quatre heures du matin, il ne reste plus rien, plus de bruit, plus de lumières, plus de couleurs. D—Viens t’en Gio, on saute dans l’train pour Madrid, puis on r’tourne chez nous. G—J’espère qu’un jour dans ma vie, je reverrai ça. D—Moi aussi. G—R’garde Djo, le gros titre à la une du journal de ce matin, le 20 mars 1996: «À partir d’aujourd’hui, on commence à travailler sur les fallas de l’an prochain.» Acte 29 FALLAS AILLEURS Quelques jours plus tard G—Djo, y a-tu des Fallas seulement à Valencia ? D—Non monsieur, y disent ici que, depuis longtemps, il y a des Fallas dans des villes et des villages de la région de Valencia. On dit qu’actuellement, on plante plus d’une douzaine de fallas dans les villages suivants proches de Valencia, à la Saint-Joseph: Alzia, Sagunt, Torrent, Gandia, Borriana, X·tiva et Algemesi. Aussi à Alaquas, Albal, Albaida, Alfafar, Benaguacil, Benetuser, Benicarló, Carcaixent, Cullera, Denia, Paiporta et Vilanova. Les foqueres d’Alicante se célèbrent le 24 juin, le jour de la Saint-Jean. Elles ont aussi beaucoup d’importance et sont exactement comme les Fallas de Valencia. Les Fallas sont aussi exportées et aujourd’hui, on voit des fallas comme celles de Valencia en Argentine, à Mexico, et en Californie, à cause de l’influence directe de Valencia. G—Djo! Tu penses-tu à la même chose que moi?