ÉCRITURE

ALZHEIMER SOCIAL chronique gossage

ESSE no.36 (hiver 1999)


ACTE SACRÉ

—Tabarnak de criss!
—Tu sacres donc bin, Djo!
—Bin oui, sacrament, ça t’dérange pas trop, j’espère?
—C’pas ça, mais j’me d’mande pourquoi qu’y faut qu’t’emploies des sacres tant qu’ça?
—Calvaire Gio, t’é-tu sérieux? Y a pas d’pourquoi, ça fait partie de not’langue, c’é tout. C’é même une des grandes, sinon la plus grande particularité de la langue québécoise. On nous surnomme «los tabarnacos» au Mexique. Par ailleurs si tu voyages à travers le Québec, tu vas entendre différents accents et différentes expressions locales savoureuses, mais que tu sois à Chicoutimi, à Amos, à Gaspé, à Montréal, à Québec, dans toutes les villes, les plus p’tits villages, tu vas entendre sacrer. Même que j’me d’mande si y existe des Québécois francophones qui n’ont jamais sacré au moins une fois dans leur vie. Toi-même, tu sacres à l’occasion.
—Oui, mais franchement, même si je l’fais, j’trouve pas qu’c’é bin bin beau.
—Bon. Assis-toi, mon Gio, pis prend-toi une p’tite bière, j’ai à t’parler. Premièrement, c’é quoi qu’ça veut dire pour toi «pas bin beau»? Tu penses pas que la notion qu’on a du «beau» pis du «pas beau» est fortement influencée par c’qu’on nous a inculqué?
—Bin c’é sur.
—Bon bin, r’garde bin Gio, on va faire un peu d’histoire. On é un peuple colonisé, on peut pas se l’cacher. J’dirais qu’on a été possédé de trois grandes façons. Premièrement, les Anglais nous ont vaincus. Deuxièmement, les Français de France, de ce fait, ont coupé le contact pendant longtemps mais laissent entendre encore malgré tout qu’on est, d’une certaine façon, une de leurs colonies. Troisièmement, le clergé, de connivence avec la noblesse, prend le pouvoir et contrôle la culture. Alors lâcher un «tabarnak» constituait sans aucun doute un des gestes les plus révolutionnaires d’une certaine époque, puisqu’il contestait les trois piliers «jouguesques» d’un nouveau peuple. Geste populaire, en français mais en français d’ici, loin d’une noblesse qui parle en trou d’cul d’poule, et geste avec une visée directe et incongrue contre le pouvoir religieux. C’était les premiers mots d’une nouvelle langue.
—O.K. Djo, mais on é pu des coureurs dé bois. On s’é raffiné.
—Faire une croix sur son passé au fur et à mesure, c’é bin proche que de dire qu’on existe pas. Comme si on levait le nez sur ceux qui avaient été là avant nous. Pis ça veut dire qu’on s’aime pas. La meilleure façon de contrôler un peuple, c’é de faire en sorte qu’il ne s’aime pas, pis ça fait l’affaire de bin du monde. C’est une technique qui a souvent été employée. Tout peuple colonisé se voit soustrait de ses particularités et se sent lui-même ridicule de les employer comme s’il était un enfant et qu’il n’osait pas affirmer ses différences. On a jamais vu les Français faire tout un chiard parce qu’ils trouvaient que leur peuple devrait arrêter de dire «bordel», «con» ou «enculer». On ne voit pas non plus de tollés venant des linguistes américains sur le fait qu’ils utilisent «fuck», «motherfucker», «cocksucker»
—Oui. Mais c’est pas la même chose, le sujet est différent.
—Bon d’accord, alors tu vas me dire si tu acceptes mieux l’expression «merde alors» que «maudite marde»?
—Bin! Y m’semble que merde, ça sonne un peu mieux.
—Dire «merde» ici, c’t’une façon bourgeoise et colonisée de ne pas appeler les choses telles qu’elles sont. Eh! Oui! Ici les différentes façons de nommer nos excréments ont une valeur hiérarchique. On a été élevé par des prêtres, faut pas l’oublier, même le Q de l’alphabet, on devait l’appeler «que».
—Chu d’accord Djo, mais quand même d’une certaine façon, sacrer, c’t’une insulte à l’Église, à Dieu.
—Bin voyons donc toi, j’crois même pas en Dieu, j’vois pas pourquoi ni comment j’pourrais l’insulter. Toi, tu crois-tu encore au père Noël?
—Comment ça, au père Noël?
—Bin, un vieux bonhomme avec une grande barbe blanche qui récompense le monde si y sont sages. J’en r’viens pas, j’pense que l’humanité a à peu près 4 à 5 ans d’âge mental.
—Oui, mais le clergé a quand même fait beaucoup pour nous.
—Bin, justement, pis c’é ça qu’y é spécial. Les autres peuples emploient en général des termes sexuels comme patois pour affermir leurs idées, je l'sé pas si y z'ont eu des problèmes en quelque part avec ça, ou quand c'é religieux, le plus souvent, c'é en rapport avec la Vierge et c'é accollé à un terme sexuel. Mais nous, c’é directement avec l’Église qu’on a d’l’air d’avoir eu du trouble. J’pense que l’humain est humain et qu’il a besoin d’une échappatoire quelconque. Ici, vu que le clergé dirigeait, et assurément empêchait de prononcer tout mot sexuel, les gens ont prononcé les mots qu’ils avaient le droit de dire et en ce sens, on est un peuple très obéissant car au lieu de «calvaire» aujourd’hui, on pourrait entendre «J'encule la Vierge». Pis dans l’fond, à choisir entre les deux...
—Mais c’é quand même un manque de vocabulaire.
—Si je dis «Y fait beau aujourd’hui», j’manque-tu de vocabulaire?
—Bin, c’é pas la plus grande phrase que j’aie entendue, mais on peut pas dire que c’t’un manque de vocabulaire.
—Voilà Gio, si je dis «Y fait beau en tabarnak aujourd’hui», j’ai rajouté un mot pis on me dit que je manque de vocabulaire. Quand tu rajoutes un geste en parlant, c’é-tu un manque de vocabulaire? Les Italiens qui gesticulent manquent-tu de vocabulaire? Si tu dis «diantre», c’é tu un manque de vocabulaire? Victor-Lévy Beaulieu, quand y sacre ou qu’y fait sacrer un de ses personnages, tu penses-tu que c’é parce qu’y manque de vocabulaire?
—Mais c’é tout l’temps agressif quand même.
—Non, c’t’un ajout superlatif. C’é passionnel. Quand on dit «C’t’une criss de belle journée aujourd’hui», y a rien d’agressif là-d’dans. Si tu dis «Je t’aime en ostie», y a rien d’agressif là-d'dans, c’é juste intense, fort à un haut degré, très émotionnel.
—Oui, mais quand j’entends «Mon tabarnak, m’a t’crisser mon poing su’a yeule», ça m’fait peur.
—Bin j’espère, pis un peuple qui se sert de mots pour dissuader ou faire peur à un adversaire est autrement plus évolué qu’un peuple qui vend des armes dans des dépanneurs.
—Mais quand même, y a quelque chose de vulgaire.
—La notion de vulgarité vient du fait que certaines personnes se sont senties supérieures à d’autres. Le fait de ne pas accepter, aimer, employer les sacres est relié directement au snobisme et maintient le concept de la hiérarchie. Les exploiteurs ont jamais eu besoin de sacrer. Les exploités ont toujours sacré.
—Mais tu m’as dis qu’à ta connaissance, chaque Québécois francophone avait au moins sacré une fois dans sa vie.
—Sauf ceux qui n’ont jamais eu aucun pépin dans leur vie, du monde qu’y n’ont aucun vécu ou du monde qui se sont crus supérieurs toute leur vie.
—Tu veux m’dire que quelqu’un qui n’a jamais sacré, c’é quelqu’un de pédant ou de naïf?
—Ou de «chieux», parce qu’y a peur, ça parait mal, pis y é pas capable de s’assumer. Ça met mal à l'aise, ça dérange les bien-pensants. Mais comment t’expliques qu’y a plein de monde qui s’insurgent devant les sacres, pis ça pas d’l’air à déranger personne d’entendre le mot «weekend»?
—Bin «weekend», c’est accepté maintenant.
—Oui, pis pourquoi c’é accepté, tu penses?
—Bin, tout l’monde disait ça, fa que y ont décidé de l’accepter.
—Non, en général les gens disaient «fin de semaine». C’é pas l’peuple qui a décidé ça, le peuple y a jamais eu le pouvoir de décider de rien, le peuple y dit tabarnak depuis dé centaines d’années, pis c’é pas pluss accepté. Non Gio, c’é quelques petits fier-pets, supposée élite «jet-set» qui trouve ça plus «in», plus «cool», d’employer un terme anglophone et en plus un terme anglophone qui a été accepté et est très bien vu en France. Doublement colonisé et très inquiétant quand on voit qu’on s’aime si peu, qu’on veut ressembler à n’importe quel autre peuple sauf le nôtre.
—Fa que?
—Fa que, mets ça dans ta pipe, pis fume TABARNAK.